Quand je serai bien vieux

Quand je serai bien vieux, le soir aux leds trop blancs, je collerai un coquillage contre mon oreille et j’écouterai la mer, le clapotis des vaguelettes, le chant des baleines, les sirènes des paquebots et les moteurs des chalutiers qui traînent leurs filets replets de vies piégées.

J’écouterai encore les cris du saxophone de John Coltrane, les bruits assourdis de la maison, les moteurs des camions qui peinent dans la côte, le bruit de la douche où l’eau tiède parcourt ton corps et ruisselle sur tes longues jambes nues.

J’allumerai une pipe de tabac de Virginie et j’essaierai de me décrire son goût de pain grillé, de figues mûres, de goudron amer et de citron acide, puis je tasserai les cendres, réglerai le radiateur pour combattre le froid qui saisira mon corps des pieds jusqu’au bout de ces doigts qui tapotent le clavier, épellerai le cliquetis régulier des touches à peine troublé, à intervalles réguliers par le son plus sourd de la barre d’espace.

Je me réciterai des mots rares et des chansons surgies de mon enfance, je me couperai les ongles bien courts pour ne pas risquer de blesser quiconque, regarderai longuement ma vieille tête dans le miroir embué de la salle de bain, taillerai mes crayons de couleurs, et les copeaux de tilleul tomberont en spirales légères dans la corbeille remplie de mouchoirs, de papiers froissés et de mégots.

J’observerai par la fenêtre les quelques rares passants qui bravent le crachin pour rentrer chez eux ou rendre sa visite du soir à leur vieille mère qui vit seule et ne veut pas entendre parler de maison de repos, le renard qui passe et les chats en rut dont les miaulements rappellent des vagissements de nouveau-nés humains.  

Je toucherai la couverture du roman de Simenon que je suis en train de lire, mes bras velus, la flanelle à la fois douce et rugueuse de mon pyjama, le verre de vin vide qui m’a réchauffé le cœur et un peu anesthésié l’esprit, les branches de mes lunettes qui glissent imperceptiblement sur mon nez qui hume la tiédeur du sommeil qui viendra bientôt me surprendre.

Je me souviendrai de prénoms et de visages qui ont peuplé ma vie et qui, pour certains, la font encore tenir à des fils solides, à des projets de retrouvailles, de l’odeur du poêle à charbon près duquel je faisais mes devoirs d’écolier, des voix à jamais éteintes des trépassés que j’ai aimés et qui m’ont si bien, si simplement rendu mon amour.

J’écrirai un texte trop dur ou trop mièvre pour que j’ose jamais le jeter en pâture à mes semblables, un nom et une adresse sur une enveloppe que je ne posterai jamais, un poème que ne lirai à personne et des lettres manquantes dans une grille de mots croisés.

Puis je fermerai tout doucement les yeux comme quelqu’un qui s’endort vraiment.

Songe

Songe aux brumes fines sur la mer dont l’Est prend une teinte rosâtre, puis orangée et dont l’Ouest reste d’un noir d’encre.

Songe aux sables brûlants du désert où l’air surchauffé ondule et que d’improbables oasis parsèment de vie et de troupeaux alanguis de chameaux chargé d’étoffes et de plaques de sel.

Revois dans les méandres de tes neurones les villes blanches où rien de vivant ne bouge entre midi et cinq heures et les bourgades grises du Nord où il fait nuit dès le milieu de l’après-midi, où des ombres recouvertes d’épais manteaux s’arrêtent aux vitrines illuminées de Noël.

Repense à tous ces jours que tu as vécus, à tous les pains gris ou blancs que tu as mangés pour être encore vivant aujourd’hui, à tous ces êtres que tu as mal ou bien aimés et qui, parfois, t’ont rendu le centuple en retour.

Relis les poèmes naïfs ou prophétiques que tu écrivais à seize ans, d’une plume maladroite, mais déjà passionnée par les rythmes, le mystère des êtres et l’énigme absolue des choses qui sont là sans savoir qu’elles sont là.

Redis à voix basse les comptines que tu chantais dans ton enfance, les prières que l’on t’a enseignées, les textes des maîtres que l’on t’a fait apprendre par cœur et qui résonnent encore en toi comme les pièces d’or égrenées d’un trésor.

Revis les premiers émois amoureux fantasmagoriques de tes premières amours qui n’existaient que pour la joie béate de te sentir amoureux, de te sentir rougir quand telle silhouette bien précise te frôlait sans même savoir quelle chaleur soudain gonflait tes veines de vagues avenirs partagés.

Repousse tes échecs comme autant de victoires qui n’ont juste pas eu lieu et savoure tes réussites comme autant de cadeaux que la vie t’a offerts et comme autant d’étoiles qui ne s’effaceront pas du ciel tant que tu respires encore, tant que tu crois fermement qu’il en existera d’autres.

Reprends la plume tant qu’il reste de l’encre dans l’encrier et le plaisir de sentir les mots jaillir de ta poitrine comme une source frêle qu’aucune canicule ne peut tarir, qu’aucune douleur de peut affadir, qu’aucune nuit sans lune ne peut assombrir à jamais.

Et songe à l’enfant qui, derrière les vitres embuées de sa chambre, enfoncé jusqu’au nez dans sa couette, rêve de jeux nouveaux avec ses amis, de petits déjeuners bruyants avec ses frères et ses cousins, de paquebots qui fendent les eaux vers de nouveaux mondes où les gens, en tenues bariolées, attendent qu’ils abordent pour les couvrir de guirlandes.

Qui ?

Qui verra en songe le jardinier face à la tombe vide dont la pierre a été roulée un matin de printemps, le disciple rieur aux pieds de Siddhartha, le rameau d’olivier au bec de la colombe et le cœur du vieillard palpitant d’allégresse ?

Qui entendra les odes de Pindare scandées et chantées dans quelque vieil amphithéâtre aux marches rongées de mousses où vibrent encore les âmes défuntes des Anciens, la corne de brume par-dessus l’océan qu’on ne voit plus sous ses vapeurs, mais qu’on entend rugir comme un lion affamé en colère, le bruit du sang qui coule des carotides de tous ceux que la folie des hommes a égorgés ?

Qui jouera encore à la marelle dans la cour délabrée de l’école, sous le lierre dont les fleurs jaune vert exhalent des parfums sucrés, des symphonies pas encore écrites et des airs de vieux cramignons bigarrés de dentelles et de crinolines ?

Qui ouvrira mon cœur à l’inconnu, la vieille boîte en fer blanc où dorment les photos sépia d’aïeux à jamais endormis, les fenêtres du matin par où s’engouffrent des courants d’air glacés et d’où d’enfuient les odeurs aigrelettes de la nuit ?

Qui dira aux enfants la vérité sur le monde qui les attend, aux agonisants les mots doux dont ils ont besoin pour partir en paix, leurs quatre vérités aux tyrans qui préparent en secret leurs massacres des innocents, la joie des retrouvailles après les guerres atroces qu’ils ont déclenchées ?

Qui humera les parfums que tu choisis avec tant de soins, la soupe au céleri qui cuit et dont le fumet imprègne toute chose jusqu’au grenier, la senteur délicate des pommiers en fleur un soir de mai où il a fait lumineux et tiède, le remugle des charniers où de jeunes gens en uniformes achèvent de pourrir mangés de mouches bleues et d’helminthes ?

Qui gonflera le spi du voilier qui s’éloigne vers l’horizon, ma vieille poitrine encore avide de toi, les ballons multicolores des enfants qui s’ébattent à la fête foraine et la note salée des convives qui ont volontairement sali la nappe ?

Qui retrouvera les premiers mots que j’ai prononcés quand je t’ai rencontrée, les premiers gestes que tu as esquissés après que, pour la première fois, nous nous sommes embrassés, les premiers souffles de nos nuits communes et la joie de n’être plus seuls à parcourir le monde à petits pas timides ?

Dans ma ville

Dans ma ville, sortie de terre voici moins d’un demi-siècle, il n’y aucun engin à moteur et la chaussée appartient aux passants, parfois juchés sur les deux roues d’une bicyclette ou d’une trottinette. Un métro aux multiples ramifications circule sous le sol et il existe une bouche tous les cinq cents mètres.

Forcément, il n’y a pas de trottoirs et les échoppes des petits artisans jouxtent les façades souvent percées de commerces où les citoyens viennent acheter, vendre ou échanger les produits les plus divers.

La Cité est dirigée par un Conseil de sept Sages dont un est remplacé chaque année par vote et par une Assemblée de citoyens tirés au sort dans chaque quartier. Chaque quartier est lui-même administré par un panel de 5 citoyens tirés au sort qui sont remplacés chaque année et qui, tous les mois doivent rendre des comptes au Conseil des sept sages.

Beaucoup de Gardiens de la Paix à vélo parcourent les artères de la ville, aident les gens à trouver leur chemin, préviennent les actes violents et veillent au respect des règles. Sauf délits majeurs, les peines que les tribunaux infligent sont d’intérêt général et la criminalité est très faible.

Dans chaque quartier, on trouve un parc public muni d’une plaine de jeux pour les enfants, entretenu par ses riverains et que les services des plantations de la Ville ont arboré d’arbres fruitiers et décoratifs. On y trouve de nombreux bancs et de petits jardinets où les habitants sont invités à venir planter leurs fleurs et leurs légumes.

Chaque quartier dispose d’un dispensaire de soins gratuits, d’une école où le matériel scolaire et des repas chauds sont offerts, d’un bloc de logements où les indigents de la cité peuvent dormir et se restaurer tant qu’ils n’ont pas trouvé de travail et de logement par leurs propres moyens, d’une salle de sport, d’un musée, d’une fontaine d’eau potable, d’une médiathèque, de thermes où se relaxer et d’une grande salle sans aucune décoration que chaque groupe religieux peut réserver à sa guise pour y célébrer le culte de son choix.

Chaque citoyen est responsable de la propreté de la voirie face à son domicile et les déchets sont transportés par chacun dans des bulles à compartiments sélectifs dont il existe un exemplaire tous les deux cents mètres et qui sont vidées trois fois par semaine par la Municipalité.

Chaque dimanche après-midi de beau temps, la voie publique est envahie de fanfares, de petits orchestres et, comme l’enseignement de la musique est obligatoire dès l’enseignement maternel, peu de citoyens ne jouent pas au moins d’un instrument et ne se mêlent pas à la liesse dominicale.

Les aînés vivent dans leur famille ou dans des familles d’accueil où ils rendent de menus services et s’occupent des enfants avec les parents tant qu’ils en sont capables. Quant aux enfants en bas âge, ils sont accueillis dans des crèches gratuites où un fil musical est diffusé toute la journée.

L’insoutenable absence du merle

J’ai trop saoulé d’ivrognes déjà trop cuits, trop marché sans savoir où j’allais, trop écouté la mer dans des coquillages ébréchés, trop vendu de bijoux à des gens insolvables, trop séché de larmes inconsolables, trop affûté de couteaux qui n’ont jamais tranché.

Il faut beaucoup de courage pour vieillir, pour s’accepter ce que l’on devient avec l’haleine et le pas plus courts, beaucoup d’espoir pour vivre dans ce monde qui dérive comme une barque dont un farceur cruel a défait les amarres et scié les chaînes de l’ancre, beaucoup d’efforts pour se souvenir de tous les noms et de tous les visages.

Ce matin, la ruelle où je vis est déserte et on y voit virevolter des feuilles brunes et jaunes d’un automne tiède et tardif. Cela fait plusieurs années que je n’ai plus vu de rouges-gorges, de merles ou de moineaux au jardin. C’est inquiétant. On dirait que la nature de mon enfance s’est altérée, qu’un compte à rebours s’est enclenché, que c’est le commencement d’un aller simple auquel il n’y aura pas de retour.

Mon thé refroidit dans sa tasse. Il est venu du bout du monde en cargo. Les frontières de nos plaisirs se sont évanouies dans l’immédiateté de la satisfaction et il n’y a plus de chanteurs de rue, de rémouleurs ou de marchandes de marrons chauds. Tout se passe comme si, en une seule existence pas encore achevée, j’avais vécu plusieurs vies, plusieurs tranches d’Histoire distinctes et superposées. Les corneilles graillent dans le sapin. Le marchand de sable est retourné se coucher.

Comme chaque jour j’attends que tu rentres, je guette tes pas dans l’escalier, me récite ta voix par cœur, aspire à ton gazouillis, hume par avance ton odeur et sens déjà sur ma peau tes mains interminables qui se posent.

Pigeon vole

Pigeon vole et volent aussi nos mains qui finissent par se chercher, se rencontrer, se joindre.

Les toits détrempés luisent et luisent aussi nos yeux de fièvres mal guéries, de larmes à peine séchées.

Pigeon vole et volent aussi les triangles de grues des rives du lac Väners jusqu’aux berges du Tage et du Guadalquivir.

Les feuilles restent vertes sur les branches et des samares d’érable virevoltent dans le vent trop doux pour la saison.

Pigeon vole et vole aussi le temps qui nous vole nos jours et glisse sur nos rêves comme un vaisseau fantôme dans le brouillard des fjords.

Les âmes des disparus veillent sur nous depuis une lumière que nous ne voyons pas encore et qui, parfois, enveloppe les élans de nos cœurs et la soif de nos âmes.

Pigeon vole et volent encore dans nos yeux mi-clos les cerfs-volants de nos trop brèves enfances.

De nos billes multicolores, de nos cocottes en papier et de nos arcs en noisetier, il ne reste que quelques fulgurances, un peu de poussière et des brimborions au grenier.

Pigeon vole et le colombophile attend son retour, montre en main, le cœur battant comme celui de l’amant qui attend sa chérie sur un trottoir, dans le vent de l’automne.

Ma main passe dans tes cheveux et mes jambes tremblent des ailleurs qui nous appellent et trop souvent nous laissent sur notre faim.

Pigeon vole et c’est la vie qui s’envole à chaque battement d’aile.

L’orage s’est éloigné.

L’horizon blanchit.

Les convoyeurs attendent.

Le sommeil du juste

Plus souvent qu’à mon tour, je me suis fourré le doigt dans l’œil jusqu’à l’omoplate et bien franchement, ça fait un mal de chien au point de tomber dans les pommes.

Dieu merci, ceux qui aboient ne mordent pas et la caravane passe sur les ondes du temps qui fuit comme un voleur pris la main dans le sac.

Ce matin, du reste, il fait un froid de canard et l’automne s’installe peu à peu : autant de raisons de faire la grasse matinée, puis contre fortune bon cœur le reste de la journée.

Je ressasse mes secrets de polichinelle dans mon petit cœur d’artichaut, rêve bêtement de vendre la peau de l’ours avant de l’avoir acheté et évidemment je rentre toujours bredouille dans mes songes.

Voilà ce qui arrive quand on prend des vessies pour des lanternes et qu’on se raconte des salades dès potron-minet.

Plus tard, néanmoins, quand je serai à nouveau d’aplomb, j’aimerais construire des châteaux en Espagne pour y loger tous mes amis et qu’ils y sentent comme de petits coqs en pâte, qu’ils y boivent du petit lait et puissent y reprendre du poil de la bête quand les épreuves de la vie les auront trop secoués.

En attendant, je mire ma face hirsute dans des miroirs aux alouettes et j’attends qu’une hirondelle nous ramène le printemps, la charrue, les bœufs et l’eau à mon moulin.

Bref, je tire le diable par la queue, des plans sur la comète et m’ennuie comme un rat mort. Je ne suis pas sorti de l’auberge, je vous le dis, et je file un mauvais coton qui ne réchauffera ni mes vieux os, ni ma chair de poule mouillée.

Je me sens un peu comme la cinquième roue du carrosse, le marchand de sable est passé entre chien et loup et bientôt, à nouveau, je dormirai à poings fermés comme un loir et du sommeil du juste.

Demain, sans doute, un pavé dans la mare me réveillera tout de go et quelqu’un éclairera ma lanterne dont je m’empresserai de brûler la chandelle par les deux bouts si j’ai réussi à n’en pas vendre la mèche d’ici là.

L’homme vit d’espoir et demain est un autre jour.

Pourquoi

Pourquoi les journaux du matin me donnent-ils presque toujours envie de pleurer et mes doigts tremblent-ils au moment de les ouvrir ?

Pourquoi les étoiles sont-elles si nombreuses que nul ne peut les dénombrer ni les nommer, ma main se tend-elle vers toi obstinément les soir de blues et les matins chagrins ?

Pourquoi aucun prophète farceur n’a-t-il jamais changé le vin en eau, faut-il se résigner à mourir un jour alors qu’on s’est donné tant de mal à apprendre quelque chose, les trains roulent-ils à gauche et les voitures à droite sauf en Grande-Bretagne où tout le monde serre sa gauche.

Pourquoi les chevaux ont-ils quatre pattes, l’abeille six, l’araignée huit et le mille-pattes entre quarante et six-cents ? 

Pourquoi ton regard est-il de plus en plus profond et triste au fil des années qui passent, la mer et le feu attirent-il tant d‘humains, il n’y a presque pas de voitures jaunes ni de corbillards rouges ?

Pourquoi ne savons-nous rien de la mort et moins encore, peut-être, de la vie ?

Pourquoi mon cœur bat-il plus fort quand je vois mes enfants et moins vite quand Dexter Gordon me joue de vieux airs que ma tête connaît comme de bons amis ?

Pourquoi tant de gens s’attaquent-ils à l’Everest alors que l’Everest ne leur a rien fait, ou à leurs semblables qui ne demandaient qu’à vivre en paix ? Pourquoi la vie, pourtant si courte, paraît-elle si longue certains soirs de blues et le marchand de glace ne change-t-il pas sa musique chaque année pour que le printemps ressemble un peu plus à un vrai renouveau ?

Fleurs de chardon

Cette nuit, en quelques heures, on a changé de saison et le fond de l’air est frais comme le fond de mon âme.

Ne pas se révolter, accepter que celui que je fus ne me sera jamais rendu, qu’il y a un avant et un après, que cela s’est passé comme après un accident où il a fallu amputer une jambe, comme pour l’homme valide qui gambadait et qui se réveille cul-de-jatte pour toujours.

Chaque jour, il rêvera de son membre perdu, de ses courses d’enfant, de ces jours où en quelques fractions de seconde, il allait se jeter dans les bras de ses êtres aimés et chaque jour, il se souviendra qu’il est encore vivant et que le temps qu’il met à rejoindre ses êtres chers n’importe pas, qu’il marche encore pour les rejoindre et qu’ils ont juste l’amour de l’attendre un peu plus longtemps.

Le fond de l’air était bouillant ; il est soudain devenu tiède et il faut apprendre à vivre avec ce que l’on est devenu et ce qu’on deviendra encore, accroché aux souvenirs et tenté d’esquisser encore des projets à la mesure de ce qui nous reste.

Le fond de l’eau est clair comme avant et le fond des bouteilles plein de la même lie qu’il faut y laisser avec discernement, sans plus de dégoût qu’avant, sans faux espoir du vin parfait, sans fausse honte de mettre plus de temps à aller la verser lentement dans l’évier.

Le fond du cœur reste pur malgré le brouillard qui l’a envahi, malgré le pilulier qui rythme les heures, malgré de bruit sec contre le sol de la prothèse à chaque pas, malgré la mélancolie de ne plus pouvoir faire tout ce qu’on faisait avant où l’on ne mesurait pas la chance de tout avoir et de ne pas trainer la patte.

Et l’esprit reste vif, plus aigu, plus sensible et fragile, plus vieux sans doute et plus brisé en mille morceaux qu’il faut recoller chaque matin patiemment avec de la colle à rêves et du ciment d’espoir plus fort que la mort.

Les jours s’égrènent tous un peu pareils et imperceptiblement différents et chacun est une victoire sur le sort, un champ de chardons dont les feuilles mordent, mais dont les fleurs roses et mauves restent belles dans le vent de l’été finissant.

A petits pas …

A petits pas comptés je parcours mon enfance : mon premier cartable en skai verni de couleur jaune vif, l’odeur de soupe au cerfeuil des couloirs de l’école (j’ai toujours détesté le cerfeuil), ma première ligne de « a » dans un cahier gris quadrillé de lignes rouges, mon caractère timide, voire farouche, qui me poussait à passer mes récréations dans un coin, terrorisé par les cris et les courses folles de mes petits camarades, ma terreur de la cuti qui revenait chaque année et dont l’odeur d’éther me faisait défaillir.

Je vivais de sourdes peurs et d’Ovomaltine chaud, de vents d’équinoxe qui faisaient claquer les volets et siffler les vieux châssis de bois, de manque de frères et sœurs qui, sans doute, m’auraient rendu plus fort et moins mélancolique, à moins que la mélancolie ne soit un trait majeur de mon caractère qu’aucune présence, aucun ajout à ma vie n’auraient pu corriger.

J’étais trop maigre à l’époque (les temps ont bien changé) et le docteur m’avait prescrit des fortifiants au goût écœurant de banane et j’y repense à chaque fois (rare) que je mange un de ces fruits. Les hivers où il neigeait (presque tous à l’époque) je dévalais les sentiers en luge avec délectation, rentrais affamé, le visage rougi de froid, et ma grand-mère étalait une bonne couche de beurre de cacao sur mes lèvres gercées où je passais la langue dès qu’elle avait le dos tourné.

Il y avait la radio à la maison, mais pas encore de télé et je lisais des livres d’images, collé au poêle à charbon qu’il fallait recharger plusieurs fois par jour et où sifflait toute la journée une bouilloire dont l’eau servait à se laver, à faire la vaisselle et à préparer du café qu’on mêlait de chicorée Pacha pour ménager nos cœurs fragiles (du moins était-ce la théorie officielle de la maison où la modération était le crédo principal).

Les soirs (assez fréquents finalement) où il y avait des pannes de courant, on me laissait allumer des quinquets à pétrole et, fasciné, je regardais les flammes trembloter sur leurs mèches derrière leurs globes de verre translucide, les ombres dansaient sur les murs, l’époque de mes arrière-grands-parents reprenait possession de l’espace tandis qu’une forte odeur de pétrole lampant saturait l’atmosphère. 

L’été, j’aidais à écosser des fèves, à couper des haricots en deux, à dénoyauter des prunes et des reines-claudes que ma grand-mère allait stériliser dans une grande marmite en zinc où était planté un thermomètre dont les chiffres rouges grimpaient lentement tandis que l’eau se mettait à frémir dans un bruit assourdissant et que Luc Varenne criait depuis sa moto son admiration extatique pour Eddy qui venait à nouveau d’attaquer.

A petits pas nostalgiques, je parcours mon enfance qui a passé trop vite et dont la fin progressive m’a plongé dans des abîmes de perplexité dont je ne suis plus jamais vraiment remonté, comme s’il aurait fallu qu’elle dure à jamais, berce mon esprit d’une torpeur que je ne retrouve que certains matins, en toute fin de sommeil, quand je ne distingue pas encore l’hier de l’aujourd’hui, les paillettes du passé des feux éteints du présent, les tartines de choco fait maison du café trop fort et des factures qui vont arriver.