Hémisphères

Je n’écoute le monde qui m’entoure que d’une oreille gauche distraite. La droite, dont le tympan est plus abîmé, sert à analyser et à essayer de comprendre ce qui se passe en moi.

Par ailleurs, je ne regarde les gens que d’un œil ; l’autre me sert à voir ce qui nous entoure ou à faire semblant de m’y intéresser.

Je n’écris et ne mange que d’une main ; l’autre me sert à guider le balai quand il faut nettoyer le sol ou à me gratter la tête quand j’écris.

Je ne renifle le monde que de la narine droite ; l’autre me sert à décortiquer des parfums de femmes que j’associerai ensuite pour toujours à leurs personnes.

Je compte l’âge que j’ai au compteur et les années qui me restent à vivre selon les statistiques produites par mon cerveau gauche et forcément, ça fiche un peu le cafard au droit qui ne demande qu’à pleurnicher. 

A la suite d’un accident à la jambe droite, je me lève presque systématiquement du pied gauche, ce qui n’est pas fait pour me rendre populaire dans les milieux que je fréquente où il est bien vu de se lever du pied droit chaque matin, puis de sourire toute la journée comme si on était heureux.

J’ai des tonnes d’excuses et d’explications d’ailleurs : mon œil droit et mon oreille droite sont nettement plus faibles que leurs homologues de gauche, comme si l’usure s’y était installée, comme si mes émotions, mes sensations, mes intuitions s’étaient peu à peu émoussées alors que prospérait en moi l’analyse, la parole l’écriture, mais peut-être s’agit-il d’un pur hasard ou d’une fâcheuse prédisposition héréditaire.

J’ai la partie droite du visage plus douce, plus féminine, les sourcils sont plus bas et plus fins et les paupières laissent voir une grande quantité de blanc tandis qu’à gauche il est comme plus enfoncé dans son orbite. C’est l’œil qui voit le mieux et la partie la plus masculine de mon visage. Les muscles des mâchoires y sont plus visibles et les sourcils plus hauts perchés, plus épais et plus broussailleux.

Malgré toutes ces différences, nous nous entendons assez bien, lui et moi, et nous avons convenu que quand l’un des deux hémisphères s’en ira, l’autre ne restera pas seul et l’accompagnera.

Non rien …

Par devant Anubis, tu pèses soigneusement ton âme, tes succès, tes erreurs, tes bontés, tes mesquineries, ta tendresse, ta dureté, tes joies, tes peines, tes vides et tes pleins.

Il en surgit un tableau multicolore : bien malin celui qui pourrait dire lequel des deux plateaux s’élèvera vers le ciel dont chacun rêve à sa manière tant nos esprits sont incapables de concevoir d’être réduits à néant ni que tous ces actes, ces sentiments, ces émotions, ces pensées, ce Moi profond passeraient en une fraction de seconde de l’être au rien absolu.

D’ailleurs la plupart des langues ont été incapables de nommer cette horreur à vrai dire innommable.  

Le rien français vient du latin «res » qui veut dire « une chose », le nada espagnol vient du « nata » latin : « la chose qui est née » tout comme « nadie » de même étymologie et qui se traduit par «personne», et comme l’italien « niente » (du latin « ne gentem » : pas de personne).

« Personne » est lui-même, d’ailleurs, un sommet dialectique puisque pour indiquer qu’aucun être vivant n’est présent quelque part, on emploie, en français, le mot qui désigne sa présence :

  • Tu vois quelqu’un toi ? Personne !

Mon cœur n’est peut-être pas plus léger que la plume de Maât, mais l’enfer et le paradis sont deux étages de la même maison : celle de l’être.

J’espère juste qu’après la pesée de ce vieux chien d’Anubis, les méchants sont privés à tout jamais de gosettes aux cerises, de Moulin à Vent et de Morgon tandis qu’au paradis, il y a de la tarte au riz, du Savigny et du Gevrey Chambertin à volonté.

Car Dieu, dans son infinie sagesse a certainement tout prévu pour que l’Eternité des braves gens soit plus douce que l’Eternité des méchants.

Sans quoi, pourquoi s’efforcer ?

Et si, là-haut, il n’y a personne, c’est bien la preuve qu’il y a quelqu’un

Et que, tout bien pesé, le monde est bien fait.

Il suffisait d’un rien déclenché par personne et la lumière fut !

Transhumance

Sabre la tête du grand python qui allait t’étouffer, puis te dévorer !

Emonde le dragon, tête par tête !

Plante ta hache dans le crâne de la bête immonde et que sa bave retombe sur ses sbires et sur leur descendance pour mille ans !

Tu as voulu un monde plus pur, un air plus limpide, une eau plus fraîche et tu les as eus !

Tu as voulu de vastes troupeaux courant dans la poussière, des chants de rossignols au petit matin, des abscisses et des ordonnées pour pouvoir tout dessiner sur terre, des bûches qui crépitent dans l’âtre du chalet.

Tu as moulu ton propre épeautre, écouté le grillon qui stridulait sous ta fenêtre, cassé toutes les montres et toutes les horloges, arraché les calendriers.

Tu es retourné aux temps ancestraux qui n’ont guère que quelques décennies et il te reste l’éternité, le ciel laiteux de juin où brillent toutes les étoiles, toutes les galaxies.

Jadis, les bergers, après leur soupe de lentilles et de pois chiches, imaginaient en reliant des étoiles par des lignes imaginaires, des personnages et des objets lointains, très loin dans le ciel : une grande ourse, un poisson, un fourneau, un lion, un sculpteur.

Ils n’avaient qu’une chaîne pour rêvasser un peu avant de s’endormir ces heureuses gens : Sky !

Un jour un vieux berger espagnol qui faisait la transhumance chaque année d’avril à octobre avec ses bêtes m’avait déclaré :

Personne dans le monde moderne ne sait ce que c’est de rester seul à plus de 2.500 mètres trois mois d’affilée, avec tes moutons et tes chiens.

Tu regardes les étoiles, le soir, Alberto ?

Oui, je les regarde tourner lentement dans le ciel, puis j’éteins le feu et je m’endors.

C’est beau hein ?

Et quand on pense que ce spectacle n’existe peut-être pas pour que nous le regardions, c’est encore plus beau.

Je marche sur des oeufs

Le regard vif, les mâchoires serrées, je marche sur des œufs d’un pas de chat, toujours égal, d’œuf en œuf, de matines en complies, de cloches qui ordonnent en lectures qui percolent dans mon vieux ciboulot gris et les ombres croisées ne glissent dans l’espace pour personne.

Chaque sœur croisée, chaque frère rencontré, égrène ses laudes et ses vêpres depuis sa cage à lui, ses comprimés à lui, son univers sans mots, ses repas pris en silence, en commun, mais tout seul, en vitesse entre deux tintements, sous le regard des soignants qui parlent de leurs vacances, de leurs enfants, du temps qu’il va faire dimanche.

Parfois, comme ce soir, le soleil luit à travers les grilles, un crépuscule orange s’étend sur la ville, une pie se pose, hoche la queue, sautille et l’instant est parfait.

Juste l’instant car tout le reste est vide à en crier, Marcel fait sa crise et l’autoroute est proche, ses sifflements de camions qui passent.

Les œufs sont durs, incassables, mais les fleurs restent belles, fragiles, plus ou moins écloses ou fanées.

Des jardiniers s’activent dans les plates-bandes et de vieilles nonnes adorent en silence une pleine lune de pain encerclée d’ors.

Dieu est peut-être dedans quand-même finalement, sûrement même, mais sans faire Son malin.

C’est l’avantage d’être toujours en tout et partout et d’avoir bonne réputation.

Alors il faut marcher pour Le chercher, rester en alerte, ne pas se perdre tout à fait.

Régner jalousement sur son espoir à soi.

De retrouver les autres.

De se trouver enfin.

Mario

Quand Paul m’a quittée à l’automne dernier je m’était jurée de finir célibataire et de papillonner selon mes désirs et fantaisies, mais comme la chair et la curiosité ont leurs raisons que la raison ne connaît pas, je me suis finalement laissé tenter par des catalogues de cybores, ai notamment été séduite par la nouvelle gamme de chez My Cyber Boyfriend et plus particulièrement par Ken (traits réguliers, voix agréable, cheveux noirs, paraissant 25 ans, programmé selon les lois de la robotique d’Asimov, capable de jouer à la plupart des jeux connus, et de coucher avec les plus épouvantables repoussoirs, musclé, tendre, en érection sur commande vocale et au repos de même (6 tailles disponibles). Et pour ne rien gâcher, recharge complète de toutes les batteries en moins d’une heure (il faut juste s’habituer au port USB qu’il a à la place du nombril).

Il m’a bien fallu lui ordonner d’oublier mes gros mots à mesure que ses pauvres oreilles électroniques en étaient inondées, mais globalement nous nous sommes rapidement habitués l’un à l’autre.

Ken se lève et m’éveille à l’heure que je lui ai dite la veille et me prépare mon petit déjeuner tandis qu’il me coule un bain. Il ne consomme que les électrons de ses batteries et ne mange, ni ne boit donc de nourritures terrestres, ce qui ne rend pas sa bouche inutile pour autant (au début, c’est saisissant). Quand je sors je le fais généralement avec une copine et il se met en stand by dans l’habitacle de la voiture qu’il profite aussi souvent pour aller laver ou recharger. Il m’arrive d’ailleurs de le prêter à l’une au l’autre pote douloureusement abstinente, désireuse de se faire mijoter un bon petit plat dans les deux heures ou d’entretenir sa pratique de l’anglais.

  • C’est mon homme à tout faire, me plais-je à rappeler et beaucoup ignorent (ou feignent d’ignorer) que mon beau Ken est une machine.

Je n’ai pas fait de folies d’ailleurs : j’ai pris la version de base qui parle français, anglais, allemand, espagnol et portugais et il s’acquitte de ses tâches très correctement sans qu’on sente trop qu’il s’agit d’une voix synthétisée. J’ai cependant limité son QI à 110. Si un jour je veux reprendre des études, je déplacerai peut-être le curseur. En attendant je ne tiens absolument pas à avoir l’air conne devant une machine déguisée en bellâtre.

Notre vie commune est millimétrée et bien remplie.

Lundi, ce sont les courses qu’il a toutes mémorisées pendant une semaine au fil de nos conversations et de ses inventaires des produits de la maison. Il me montre l’article en rayon, attire mon attention sur les promos, je valide et il le dépose dans le chariot. Ces emplettes en amoureux me permettent évidemment d’ajouter dans le caddie des tas de produits qui n’étaient pas sur la liste sans entendre grogner personne et ce silence est d’or.

Mardi, c’est le nettoyage de l’appartement, dont il s’acquitte fort bien tout seul et en string. J’observe l’ouvrier et le chantier tout en lisant un livre, sans manquer de scruter les tentures de la voisine d’en face qui bougent beaucoup plus que les autres jours.

Mercredi je reçois ma mère qui n’arrive toujours pas ou pas encore à se faire à l’idée que mon compagnon soit cette espèce d’Apollon attentionné, délicat et disert. « Ça cache quelque chose » m’a-t-elle dit une fois. Son intuition est décidément redoutable.

Jeudi, c’est jour de papouilles et de massages en tous genres et comme j’ai parfois de vastes appétits à assouvir, il lui arrive de devoir se recharger en vitesse en milieu de journée. De mon côté, j’en profite pour casser la croûte.

Vendredi c’est balade en forêt et comme Ken est doté d’un GPS militaire intégré, les parcours sont variés et nous ne nous perdons jamais.

Samedi c’est jour de shopping et il m’arrive fréquemment de lui acheter des vêtements. Peut-être est-ce une illusion mais j’ai l’impression qu’il m’en est reconnaissant et donc qu’il ressent des émotions. Quand le contrat de leasing sera fini et qu’on effacera sa mémoire pour le revendre sur des marchés qui ne veulent pas à tout prix le dernier cri ou n’ont pas les moyens de se l’offrir, je sais déjà que je pleurerai et je n’en prendrai pas d’autre.

Le dimanche, je mets Ken en stand by et je vais passer la journée avec Mario avec qui j’ai souvent failli m’engager … Il a un sacré caractère, Mario, et puis parfois il boit un coup, mais comme il dessine merveilleusement bien et qu’il me fait rire …

Je ne suis plus client chez vous !

Plutôt que de payer des électrons à prix d’or, j’ai décidé d’investir l’héritage de Tante Clotilde (Dieu ait son âme) dans le ravalement de ma propre façade qui, comme chacun s’en est rendu compte, laisse fortement à désirer.

32 dents sur pivot pour m’assurer le sourire blanc et éclatant de Joe Biden et de Donald Trump. Garanties contre toute brisure et toute carie : 32 * 2.500 euros : 80.000 euros.

Cristallins assouplis selon des méthodes révolutionnaires pour récupérer mon 10/10 à chaque œil : 50.000 euros.

Appareils auditifs dernier cri pour jouir des 100 % d’audition dont le temps qui passe m’a ravi une bonne partie : 2 x 2000 euros.

Implants capillaires pour couvrir cette vilaine tonsure de moine qui a pris le contrôle du sommet de mon crâne : 15.000 euros.

Grosse chirurgie faciale pour cesser d’emmener partout ce double menton disgracieux qui ferait honte à tout être doté d’un peu de dignité : 10.000 euros.

Liposuccion menée dans les règles de l’art par la firme « Sucking fat » : 500 euros le litre de gras (je m’attends à une facture finale de +/- 10.000 euros).

Effacement des rides, particulièrement sur le front où ce sont des canyons : 10.000 euros.

Epilation définitive des poils du nez et des oreilles : 1000 euros.

Relooking capillaire chez un bon coiffeur qui ne peut de toute façon qu’améliorer la situation : 300 euros.

Pose d’un nouveau genou droit en lieu et place de celui qui m’est resté amoché par un accident (12.000 euros)

Ablation d’une partie du voile du palais pour éviter au voisin de devoir dormir chez son beau-frère une nuit sur deux (5000 euros)

Achat de chaussettes, de chaussures élégantes et de tous les cosmétiques anti-transpiration nécessaires pour empêcher les essaims de mouches d’investir chaque nuit notre chambre : 5000 euros.

Relooking complet de ma garde-robe qui provenait le plus souvent de friperies ou de la charité publique (7000 euros).

Achat d’un banc solaire pour avoir l’air tous les jours de rentrer de vacances : 20.000 euros

Pose d’une éolienne et de panneaux solaires couplés à une bonne grosse batterie pour éviter tout risque de black out les jours obscurs et sans vent : 5000 euros

Il aura l’air malin l’huissier de chez Luminus quand il viendra me réclamer les 23.217,98 euros qu’il pense, dans sa grande naïveté, que je lui dois à titre d’acompte.

Et c’est avec joie que, drapé d’un peignoir de soie, je lui répondrai avec gravité : « Vous devez faire erreur, mon bon, je ne suis plus client chez vous ».

Des haillons de réponses

M’ancrer dans chaque instant ici et maintenant.

Rien d’autre n’existe que cette minute qui s’étire, ce titre que j’écoute – Little Peace -, la soupe qui mijote sur le feu, mon fils qui qui est devenu Ninja Jounin, le vent tiède dans les branches du cerisier dont les feuilles commencent déjà à tomber, jaunes, oranges, rouges, sur les trèfles qui ont envahi le gazon ressuscité.

Je suis moi, mes peaux mortes, mes cheveux gris, mon cœur atrophié qui bat trop vite, mes jardinières que j’ai garnies de pétunias et d’oeillets roses, mon âme assoiffée, ma sidération de me trouver si nu, si pauvre, si autre et moi-même à la fois.

Non pas renouer – corde tendue, il faut repartir d’où j’étais ! – mais nouer enfin, tisser ma toile, microfibre après microfibre, comme l’humble petite araignée qui doit se nourrir ou mourir.

Je suis les autres qui sont encore trop peu de chose pour moi ; j’ai tout et je n’ai encore rien.

Savoir rester au lit d’abord, à l’aube, replonger dans le rêve si possible, dans les profondeurs de soi de toute façon.

Je dors plus longtemps depuis quelques mois, je marche moins vers nulle part pour tuer le temps, je ne pétris plus de pain à cinq heures du matin.

Je regarde par la fenêtre, j’écoute les gens qui vivent chez moi et ceux qui viennent me voir.

C’est comme un long voyage qu’il faut entreprendre sans les pieds.

Des pieds qui ne mènent nulle part ne servent qu’à enrichir les cordonnniers.

Ils ramènent toujours à ici et à tout de suite.

A l’éternel présent qu’il faut inventer de toutes pièces comme on peut.

A l’éternelle question qui appelle des haillons de réponses : à quoi ça rime tout ça ?

Ravauder le vieux manteau pour repousser le froid.

Réapprendre à ne plus lutter, céder à l’abandon.

Etre vraiment là enfin.

Et quelqu’un.

Tamaris

Dans le jardin familial, tout en haut, près des parterres que ma mère fleurissait chaque année de mille essences nouvelles, il y avait un tamaris, qu’elle avait obtenu par bouturage bien avant ma naissance et dont les fleurs roses ravissaient, au printemps, la vue des visiteurs et la nôtre.

La taille de l’arbuste (environ deux mètres), ses branches tortueuses et sa frondaison épaisse le rendaient idéal pour jouer à son pied à l’indien solitaire. De la ficelle, de vieux draps de lit, quelques piquets (de jeunes troncs de noisetiers qui, une fois secs, permettaient aussi de construire des arcs à flèches) pour rendre la structure plus rigide, de vieux coussins et quelques caisses à fruits vides et voilà Geronimo installé dans sa nouvelle demeure où il recevait parfois, d’ailleurs, quelques voisins en audience.

J’y avais aussi emporté un petit transistor noir qui fonctionnait sur piles et captait, avec une netteté étonnante, la bande FM (et donc les premières radios libres), mais aussi les ondes moyennes, courtes et longues. Elle me permettait d’écouter l’épopée du tour de France de la bouche passionnée de Luc Varenne, les résultats de Wimbledon et plus tard, après une longue sieste réparatrice, les Grosses Têtes de Philippe Bouvard.

Quand l’orage menaçait, je rentrais juste la radio et les quelques rares tartines au choco que ma grand-mère m’avait préparées et que je n’avais pas encore englouties. Elle préparait aussi, dans de petits bacs d’aluminium compartimentés, des glaces à l’eau au citron ou à l’orange selon l’agrume disponible du jour.

Chaque jour, j’emportais dans mon antre un volume de bandes dessinées reliées (Spirou, Tintin, Bécassine, les Pieds Nickelés) et rien n’était plus doux que de rire des gaffes de Gaston en vibrant aux exploits d’Eddy.

Ce sont sans doute les instants de ma vie où je me suis le plus approché de ce qu’on nomme insouciance.

Bref, je cherche un tipi à louer pour l’été prochain.

Gizeh

Lorsque Tanis arriva à Gizeh, ce qu’il vit l’éberlua : une masse de pierres cubiques empilées les unes sur les autres et formant une pyramide tronquée, mais surtout une masse inouïe d’ouvriers, les uns travaillant les blocs, d’autres construisant des pentes et d’autres encore hissant les blocs sur les pentes pour que chacun finisse par occuper, toujours plus haut, sa place exacte.

Il n’était pas difficile d’imaginer que leur but ultime était de déposer un jour, tout en haut du monument complet un bloc en forme de pyramide qui en serait le sommet. Mais pour cela il faudrait encore plusieurs années et le pharaon, dans sa grande prévoyance, avait fait construire une ville à quelques centaines de mètres de son futur tombeau. Une ville avec des maisons, des fours à pain, des brasseries. Une ville de 20.000 habitants.

Tanis s’approcha d’un des ouvriers et lui demanda de lui expliquer son travail.

  • Mon travail ? – répondit l’autre : tu veux dire ma malédiction ! 15 ans déjà que je scie des blocs sous un soleil de plomb. Regarde ma main droite calleuse, ma main gauche écorchée et mon dos voûté à force d’être penché. C’est une vie, ça ?

Tanis ne répondit rien et s’en alla un peu plus loin poser la même question à un homme d’âge mûr qui dégoulinait de sueur avec sa scie de cuivre et son fil à plomb.

  • Mon travail ? Découper des blocs parfaits dont toutes les faces soient parfaitement plates. Une aspérité d’un ongle et le bloc qui viendra se poser sur celui-ci créera un angle et donc du vide. Plusieurs erreurs du même genre et les joints ne seront plus parallèles, mettant en jeu, à la longue, la stabilité et la symétrie des lignes de l’édifice.

Son exposé me parut au plus haut point instructif et je m’approchai d’un troisième, plus âgé, à qui je réitérai ma question.

A mon grand étonnement, il éclata de rire, puis m’examina des pieds à la tête, comme pour s’assurer que je disposais de toutes mes facultés.

  • Mais enfin, étranger, ça ne se voit pas ? Je construis une pyramide ! La plus grande qu’on ait jamais construite.

Une question de calories

Dans nos sociétés d’abondance où la nourriture provient de tous les coins du monde, nul ne semble s’aviser qu’en Occident, c’est le printemps qui, jadis, était la période de l’année la plus difficile à traverser, mars et avril tout particulièrement, où les fruits restaient verts et minuscules sur les arbres, où les semailles restaient à l’Etat de pousses et où les quelques légumes qui avaient vaincu l’hiver étaient les poireaux et les choux.

Inutile de dire que les périodes où les gens qui avaient la chance d’avoir un jardin et avaient aussi presque systématiquement un poulailler s’occupaient chaque année activement du stockage des productions de l’été et du début de l’automne.

En juillet, les échalotes et les cornichons au vinaigre, les pommes terre dont mon père emplissait plusieurs caisses enveloppées de papier journal (pour éviter que la lumière ne les verdisse) et qui nous servaient d’accompagnement lors des repas du soir, les prunes d’altesse que ma grand-mère conservait dans du vinaigre sucré où macéraient des bâtons de cannelle

En août, c’était le festival : les carottes étaient arrachées, descendues dans la cave et recouvertes de sable jaune qui en assurait la conservation. En cas de besoin, il suffisait de ratisser le sable puis d’emporter la quantité de carottes voulue sans négliger de recouvrir ensuite les tubercules qui étaient restées en contact avec l’air et la lumière.

D’août à septembre, en commençant par les variétés hâtives, nous entreposions sur des claies, dans la cave, des centaines de pommes de toutes les couleurs. En les examinant une par une on pouvait repérer les « véreuses » qui terminaient leur vie sur le tas compost. Nous entreposions aussi des poires de Saint-Remy, matière première des cûtès peûres et les liqueurs que ma grand-mère fabriquait avec de l’eau de vie, du cassis, des framboises ou des mirabelles.

Dès juillet, la conserverie familiale battait son plein. Il s’agissait de remplir des bocaux de fruits ou de légumes (haricots princesses, reines-claudes), de poser un joint en caoutchouc rouge sur le couvercle du bocal, de le serrer avec une espèce de pince, puis de plonger le tout dans l’eau d’une immense marmite en zinc surmontée d’un thermomètre. Tout le jeu consistait à porter le tout (souvent 12 bocaux à la fois) à une température comprise entre 85° et 100° pendant une heure (et bien plus pour les haricots), puis de laisser refroidir brusquement, d’ôter les pinces (un « vide » d’air s’était formé entre le couvercle et le bocal) et de déguster le contenu … un jour … en hiver par exemple, ou au printemps.

En octobre, outre que l’on ramassait les noisettes, les noix et les châtaignes, on préparait aussi les chicons. Il s’agissait de déterrer les endives, de couper les feuilles près du collet, de les recouvrir de terre et de laisser pousser dans l’obscurité de la cave.

L’époque que je décris ici, c’est la moitié du XXème siècle et l’on pourrait croire que les gens de la campagne pouvaient vivre dans cette espèce d’autarcie alimentaire depuis le Moyen Âge: ce serait oublier un peu vite que la découverte des bactéries (et donc des avantages de la stérilisation à chaud des aliments) date de 1676, que c’est vers 1620 que la pomme de terre, tubercule d’origine américaine, s’implante en Europe et qu’il faudra attendre 1789 pour que la betterave sucrière s’y implante aussi.

Quant aux céréales, leur production a été bien trop faible jusqu’à l’utilisation d’engrais et de moyens mécaniques ; le pain était un produit de luxe et l’immense majorité des citoyens de l’Ancien Régime mangeait des bouillies d’orge ou d’avoine les années où aucune catastrophe climatique ne réduisait ces moissons à néant.

C’est pour compenser cet apport trop faible en calories que l’on plantait un peu partout des vignes ; l’alcool, grand pourvoyeur de calories permettait au peuple de « tenir », particulièrement en hiver et au printemps.

On sait de sources sûres qu’au Moyen Age chaque français buvait une moyenne de 3 litres de vin par jour, ce qui est considérable !