Le sommeil du juste

Plus souvent qu’à mon tour, je me suis fourré le doigt dans l’œil jusqu’à l’omoplate et bien franchement, ça fait un mal de chien au point de tomber dans les pommes.

Dieu merci, ceux qui aboient ne mordent pas et la caravane passe sur les ondes du temps qui fuit comme un voleur pris la main dans le sac.

Ce matin, du reste, il fait un froid de canard et l’automne s’installe peu à peu : autant de raisons de faire la grasse matinée, puis contre fortune bon cœur le reste de la journée.

Je ressasse mes secrets de polichinelle dans mon petit cœur d’artichaut, rêve bêtement de vendre la peau de l’ours avant de l’avoir acheté et évidemment je rentre toujours bredouille dans mes songes.

Voilà ce qui arrive quand on prend des vessies pour des lanternes et qu’on se raconte des salades dès potron-minet.

Plus tard, néanmoins, quand je serai à nouveau d’aplomb, j’aimerais construire des châteaux en Espagne pour y loger tous mes amis et qu’ils y sentent comme de petits coqs en pâte, qu’ils y boivent du petit lait et puissent y reprendre du poil de la bête quand les épreuves de la vie les auront trop secoués.

En attendant, je mire ma face hirsute dans des miroirs aux alouettes et j’attends qu’une hirondelle nous ramène le printemps, la charrue, les bœufs et l’eau à mon moulin.

Bref, je tire le diable par la queue, des plans sur la comète et m’ennuie comme un rat mort. Je ne suis pas sorti de l’auberge, je vous le dis, et je file un mauvais coton qui ne réchauffera ni mes vieux os, ni ma chair de poule mouillée.

Je me sens un peu comme la cinquième roue du carrosse, le marchand de sable est passé entre chien et loup et bientôt, à nouveau, je dormirai à poings fermés comme un loir et du sommeil du juste.

Demain, sans doute, un pavé dans la mare me réveillera tout de go et quelqu’un éclairera ma lanterne dont je m’empresserai de brûler la chandelle par les deux bouts si j’ai réussi à n’en pas vendre la mèche d’ici là.

L’homme vit d’espoir et demain est un autre jour.

Pourquoi

Pourquoi les journaux du matin me donnent-ils presque toujours envie de pleurer et mes doigts tremblent-ils au moment de les ouvrir ?

Pourquoi les étoiles sont-elles si nombreuses que nul ne peut les dénombrer ni les nommer, ma main se tend-elle vers toi obstinément les soir de blues et les matins chagrins ?

Pourquoi aucun prophète farceur n’a-t-il jamais changé le vin en eau, faut-il se résigner à mourir un jour alors qu’on s’est donné tant de mal à apprendre quelque chose, les trains roulent-ils à gauche et les voitures à droite sauf en Grande-Bretagne où tout le monde serre sa gauche.

Pourquoi les chevaux ont-ils quatre pattes, l’abeille six, l’araignée huit et le mille-pattes entre quarante et six-cents ? 

Pourquoi ton regard est-il de plus en plus profond et triste au fil des années qui passent, la mer et le feu attirent-il tant d‘humains, il n’y a presque pas de voitures jaunes ni de corbillards rouges ?

Pourquoi ne savons-nous rien de la mort et moins encore, peut-être, de la vie ?

Pourquoi mon cœur bat-il plus fort quand je vois mes enfants et moins vite quand Dexter Gordon me joue de vieux airs que ma tête connaît comme de bons amis ?

Pourquoi tant de gens s’attaquent-ils à l’Everest alors que l’Everest ne leur a rien fait, ou à leurs semblables qui ne demandaient qu’à vivre en paix ? Pourquoi la vie, pourtant si courte, paraît-elle si longue certains soirs de blues et le marchand de glace ne change-t-il pas sa musique chaque année pour que le printemps ressemble un peu plus à un vrai renouveau ?

Fleurs de chardon

Cette nuit, en quelques heures, on a changé de saison et le fond de l’air est frais comme le fond de mon âme.

Ne pas se révolter, accepter que celui que je fus ne me sera jamais rendu, qu’il y a un avant et un après, que cela s’est passé comme après un accident où il a fallu amputer une jambe, comme pour l’homme valide qui gambadait et qui se réveille cul-de-jatte pour toujours.

Chaque jour, il rêvera de son membre perdu, de ses courses d’enfant, de ces jours où en quelques fractions de seconde, il allait se jeter dans les bras de ses êtres aimés et chaque jour, il se souviendra qu’il est encore vivant et que le temps qu’il met à rejoindre ses êtres chers n’importe pas, qu’il marche encore pour les rejoindre et qu’ils ont juste l’amour de l’attendre un peu plus longtemps.

Le fond de l’air était bouillant ; il est soudain devenu tiède et il faut apprendre à vivre avec ce que l’on est devenu et ce qu’on deviendra encore, accroché aux souvenirs et tenté d’esquisser encore des projets à la mesure de ce qui nous reste.

Le fond de l’eau est clair comme avant et le fond des bouteilles plein de la même lie qu’il faut y laisser avec discernement, sans plus de dégoût qu’avant, sans faux espoir du vin parfait, sans fausse honte de mettre plus de temps à aller la verser lentement dans l’évier.

Le fond du cœur reste pur malgré le brouillard qui l’a envahi, malgré le pilulier qui rythme les heures, malgré de bruit sec contre le sol de la prothèse à chaque pas, malgré la mélancolie de ne plus pouvoir faire tout ce qu’on faisait avant où l’on ne mesurait pas la chance de tout avoir et de ne pas trainer la patte.

Et l’esprit reste vif, plus aigu, plus sensible et fragile, plus vieux sans doute et plus brisé en mille morceaux qu’il faut recoller chaque matin patiemment avec de la colle à rêves et du ciment d’espoir plus fort que la mort.

Les jours s’égrènent tous un peu pareils et imperceptiblement différents et chacun est une victoire sur le sort, un champ de chardons dont les feuilles mordent, mais dont les fleurs roses et mauves restent belles dans le vent de l’été finissant.

A petits pas …

A petits pas comptés je parcours mon enfance : mon premier cartable en skai verni de couleur jaune vif, l’odeur de soupe au cerfeuil des couloirs de l’école (j’ai toujours détesté le cerfeuil), ma première ligne de « a » dans un cahier gris quadrillé de lignes rouges, mon caractère timide, voire farouche, qui me poussait à passer mes récréations dans un coin, terrorisé par les cris et les courses folles de mes petits camarades, ma terreur de la cuti qui revenait chaque année et dont l’odeur d’éther me faisait défaillir.

Je vivais de sourdes peurs et d’Ovomaltine chaud, de vents d’équinoxe qui faisaient claquer les volets et siffler les vieux châssis de bois, de manque de frères et sœurs qui, sans doute, m’auraient rendu plus fort et moins mélancolique, à moins que la mélancolie ne soit un trait majeur de mon caractère qu’aucune présence, aucun ajout à ma vie n’auraient pu corriger.

J’étais trop maigre à l’époque (les temps ont bien changé) et le docteur m’avait prescrit des fortifiants au goût écœurant de banane et j’y repense à chaque fois (rare) que je mange un de ces fruits. Les hivers où il neigeait (presque tous à l’époque) je dévalais les sentiers en luge avec délectation, rentrais affamé, le visage rougi de froid, et ma grand-mère étalait une bonne couche de beurre de cacao sur mes lèvres gercées où je passais la langue dès qu’elle avait le dos tourné.

Il y avait la radio à la maison, mais pas encore de télé et je lisais des livres d’images, collé au poêle à charbon qu’il fallait recharger plusieurs fois par jour et où sifflait toute la journée une bouilloire dont l’eau servait à se laver, à faire la vaisselle et à préparer du café qu’on mêlait de chicorée Pacha pour ménager nos cœurs fragiles (du moins était-ce la théorie officielle de la maison où la modération était le crédo principal).

Les soirs (assez fréquents finalement) où il y avait des pannes de courant, on me laissait allumer des quinquets à pétrole et, fasciné, je regardais les flammes trembloter sur leurs mèches derrière leurs globes de verre translucide, les ombres dansaient sur les murs, l’époque de mes arrière-grands-parents reprenait possession de l’espace tandis qu’une forte odeur de pétrole lampant saturait l’atmosphère. 

L’été, j’aidais à écosser des fèves, à couper des haricots en deux, à dénoyauter des prunes et des reines-claudes que ma grand-mère allait stériliser dans une grande marmite en zinc où était planté un thermomètre dont les chiffres rouges grimpaient lentement tandis que l’eau se mettait à frémir dans un bruit assourdissant et que Luc Varenne criait depuis sa moto son admiration extatique pour Eddy qui venait à nouveau d’attaquer.

A petits pas nostalgiques, je parcours mon enfance qui a passé trop vite et dont la fin progressive m’a plongé dans des abîmes de perplexité dont je ne suis plus jamais vraiment remonté, comme s’il aurait fallu qu’elle dure à jamais, berce mon esprit d’une torpeur que je ne retrouve que certains matins, en toute fin de sommeil, quand je ne distingue pas encore l’hier de l’aujourd’hui, les paillettes du passé des feux éteints du présent, les tartines de choco fait maison du café trop fort et des factures qui vont arriver.