Monsieur Truche

Monsieur Truche fait bien plus que son âge, mais bien moins que celui de ses pensées.

C’est que Monsieur Truche ne lit guère de journaux, mais seulement des livres, ce qui l’extirpe en quelque sorte du présent et le plonge dans tous les passés qui se superposent en lui en couche épaisse, mais uniforme et bienfaisante.

Monsieur Truche parle souvent de son enfance à son poisson rouge qui se garde bien de lui répondre de peur de briser la magie ou de noyer son propos dans des considérations oiseuses dont son maître serait forcément marri et qui le conduiraient peut-être à ne plus émietter chaque matin des paillettes multicolores à la surface de son eau qu’il change tous les dimanches de bon matin avant d’allumer sa première pipe de Balkan Flake.

Monsieur Truche a quelques amis avec lesquels ils joue au bridge tous les vendredis et il ne triche jamais car il sait que Dieu le voit et qu’il le punirait tôt ou tard. D’un côté, cela le rassure de n’être jamais seul, mais d’un autre côté, il se sent souvent peiné de ce manque d’intimité. Il a aussi un chat noir qu’il a dénommé Satan comme pour se venger de cette constante présence divine dans son quotidien.

D’ailleurs Monsieur Truche n’est pas vraiment croyant et c’est sa conscience de brave homme qu’il se plaît à appeler Dieu. Quant à son chat, c’est l’être le plus placide du monde et il ne se pardonne de lui avoir infligé pareil sobriquet que par la conscience que la pauvre bête ne connaît pas le sens des mots et que cela ne lui porte donc pas ombrage.

Du lundi au vendredi, Monsieur Truche fabrique des mots croisés niveau 5 pour des revues qui lui versent un salaire décent et, le samedi, il résout des grilles de ses collègues pour se changer un peu les idées, puis va faire un tour au Louvre où il découvre à chaque fois de nouvelles œuvres qui ne l’avaient pas encore frappé et de nouvelles expositions éphémères qui lui paraissent comme autant de voyages hors de ses sentiers battus.

Le dimanche, après avoir nourri Maurice (c’est le nom de son poisson rouge), il traîne de longues heures sur les quais, parmi les bouquinistes où il s’approvisionne de sa drogue de la semaine comme il dit. Comme il n’a jamais revendu aucun livre à personne, son appartement est de plus en plus exigu et il songe sérieusement à déménager pour pouvoir tout garder.

La plus grande crainte de Monsieur Truche est de devenir aveugle ; aussi a-t-il appris le Braille et déchiffre-t-il un ouvrage écrit avec ces caractères tous les mardis soir en écoutant invariablement en boucle le concerto pour clarinette basse que Mozart a écrit huit semaines avant sa mort et qu’il trouve absolument sublime. D’ailleurs, Monsieur Truche écoute de la musique tout le temps, y compris à son bureau où il travaille seul et où il entretient toute une collection de cactus.

Quand son patron l’oblige à prendre ses congés, Monsieur Truche va au parc quand il fait beau et à la bibliothèque quand il pleut, toujours avec ses propres bouquins sous le bras et il dévore ce que sa vie professionnelle surchargée l’a empêché de lire. Parfois, il s’encanaille à acheter un Science et Vie ou un Histoire qu’il feuillète, la pipe aux dents, quand des insomnies tenaces le réveillent en pleine nuit.

Le matin, Monsieur Truche ne prend qu’un café au lait. A midi, il mange un sandwich au thon avec toutes les crudités, et le soir, il dîne dans un snack vegan proche de chez lui de tofus marinés et de salades croustillantes qui lui font passer des nuits paisibles.

Monsieur Truche n’a plus peur de la mort depuis qu’à son Notaire il a laissé un testament où il lègue ses économies au programme de l’Unicef pour l’éducation des jeunes filles dans les pays moins développées et ses livres à la Bibliothèque Nationale où il espère qu’un conservateur dénichera des exemplaires rares et précieux qui seront mis à la libre consultation du public.

Il a aussi laissé à la SPA une petite somme en échange de s’occuper de Maurice et de Satan dans le cas où, lors de son départ, ils seraient encore vivants.

Il y a

Il y a le lacis du lierre sur le mur d’en face et l’entrelacs des mots du poème qui s’écrit sans savoir encore trop bien où il va.

Il y a toi qui pars et qui reviens sans cesse de tes autres planètes, qui te meurs et renais sans que j’y comprenne rien, qui ris comme avant et qui pleures comme jamais.

Il y a la pluie d’Ouest qui bat contre la vitre derrière moi, qui nettoie le monde se ses pulvérulences et des dernières feuilles mortes de l’automne dernier.

Il y a au mur les photos de mes enfants, sur ma table les livres qu’un ami a écrits, des feutres de toutes les couleurs et un vieux clavier dont certaines lettres sont presque effacées comme ma mémoire elle-même.

Il y a le temps qui fuit éperdument et pourtant glisse trop lentement comme une goutte d’huile sur du marbre brut, la musique de Marvin Gaye, les joggeurs qui passent, essoufflés, sous ma fenêtre avec leur K-ways rouges ou bleus, le vieux voisin qui promène son petit chien chaque après-midi quels que soient le temps ou la saison.

Il y a des photos de Méditerranée et dans mon crâne des images d’Atlantique déchaîné, de mer Egée où des flammes d’incendie se reflètent, d’Odessa sous les bombes d’où les fiancés sont partis au front et où les fiancées pâles et tristes se terrent dans les caves.

Il y a les yeux verts du chat qui me fixent, des noix de cajou dans un bol, une bière qui tiédit dans un verre et, sur l’autre mur le diplôme encadré, du 23 septembre 1890, de mon arrière-grand-père, le premier de la famille à avoir fréquenté l’école.

Il y a une fine brume sur le terril, deux pies qui se parlent en hochant la queue sur le toit du voisin, un coupe-papier en bois dont l’extrémité supérieure figure le lion indomptable du Cameroun, des factures à payer un jour et un téléphone auquel je ne réponds presque jamais.

Il y le fouillis de mon âme plus remplie de souvenirs que de projets, plus forte que la vaine tentation du néant, plus éveillée à mesure qu’elle vieillit et qu’elle perçoit dans l’humilité le goût et peut-être le sens caché des choses.

Aveux

Je me suis démis l’âme très tôt, dès que j’ai eu compris que ceux que j’aimais le plus me seraient ravis tôt ou tard et que mes propres étés étaient comptés.

Comme tous les inadaptés de ce monde d’ineptes adaptés, je n’ai jamais su m’endormir facilement le soir, ni me lever plein d’entrain le matin, ce qui m’a été souvent reproché (forcément, je n’ai jamais chanté sous la douche, sauf à la piscine pour me faire remarquer).

Je boitille le plus dignement possible depuis le berceau et j’évite désormais de crier toute la nuit comme quand j’étais bébé (mes parents épuisés durent, paraît-il, me confier plusieurs mois à mes grands-parents pour pouvoir jouir d’un peu de repos nocturne).

J’ai toujours été un imposteur doté d’une excellente mémoire et, dès l’âge de quatre ans, je faisais semblant de déchiffrer des livres dont on m’avait fait la lecture et que j’avais retenus par cœur (j’ai parlé bien avant de marcher et, à vrai dire, cela ne m’a pas mené bien loin !).

Je loue d’ailleurs mes parents de m’avoir adopté tout de suite alors que moi-même, j’arrive très difficilement à me supporter et je remercie mes enfants et mes amis de continuer à me fréquenter envers et contre tout.

Mon bureau est tapissé de livres dont je n’ai lu que la moitié, mais qui font tout leur effet aux yeux des quelques rares visiteurs qui se hasardent à grimper jusqu’à mon antre qui empeste le déo bon marché et la pipe froide.

A vrai dire, j’en ai pour dix ans à lire des ouvrages que j’ai achetés à vingt ans et dont je n’ai jamais soulevé la couverture et ce n’est pas sans émerveillement que je me force désormais avec délices et orgues à en découvrir un ou deux par semaine (mieux vaut tard que jamais).

Enfin j’admire le courage de ceux qui parviennent à m’aimer et la lucidité de ceux qui ne peuvent pas me blairer.

Dans une prochaine vie peut-être, j’arriverai à m’améliorer et à leur rendre leur incompréhensible amour.

Ou dans celle-ci, qui sait ?

C’est l’heure

C’est l’heure d’épouser les veuves éplorées et les causes perdues, d’embrasser de vastes connaissances et les enfants qu’on va mettre au lit, de tuer la soumission dans l’œuf et le temps éperdu, de prendre le train pour Poudlard et le thé aves des madeleines dont on parlera pour toujours, de ne rien y pouvoir à la cécité des puissants et de se donner tout pouvoir de rêver.

C’est l’heure de manger du lion à tous les râteliers et le pain noir des jours d’orage, de pondre l’œuf du renouveau et une longue lettre de retrouvailles à ceux qui sont partis trop tôt ou qui sont arrivés trop tard, de jouer en sourdine à coup sûr, sa réputation, de la cornemuse à pistons, l’innocent.

C’est l’heure se semer le nouveau grain et de souffler sur le son de l’ancien, de bâtir d’inexpugnables forteresses et d’ouvrir humblement sa porte au premier venu qui voudrait parler et se sentir compris, de relever le gant, les compteurs et les traces de pas sur la neige fraîche.

C’est l’heure de rentrer les poules et de sortir une bonne bouteille, de serrer la vis et la main tendue, de mordre la poussière et la vie à pleines dents, de chercher fortune et la formule magique de l’amitié qui dure, de trouver grâce aux yeux de tout le monde et la beauté sous les sabots d’un cheval.

C’est l’heure de vivre sa vie dans l’amour et l’eau fraîche, de voir du pays d’un œil, de siroter des crépuscules pâlots et des aurores flamboyantes, de tirer une balle dans le pied du destin et les plans d’une petite maison jaune à l’orée du bois.

C’est l’heure de laisser passer, dire, faire et quelque chose de meilleur aux suivants, de lever le camp, de suivre son étoile, la péniche des yeux sur l’eau ourlée des souvenirs, son instinct, celle qui vous a gratifié d’un regard d’amour.

C’est l’heure de passer pour un naïf, l’arme à droite, du coq à l’âne et du numérique à l’analogique, de la logique à l’intuition, de l’ordre ancien au désordre nouveau, de cette vie à une autre, le Rubicon presque à sec sous la canicule, son tour et le gué de l’amour à pied sec.

C’est l’heure de cueillir les cerises à froid et de battre le fier tant qu’il est tiède, de boire le calice jusqu’à la lie et de broyer du bleu dans un mortier rouge sang, de raviver les souvenirs et la flamme, de jouer son destin sur un coup de dés qui n’abolira jamais le hasard.

C‘est l’heure d’effacer les heures aux cadrans des horloges.

Hirondelle

Ils ont hué la pièce où je jouais, dépecé mon esprit qui n’avait jamais cherché misère à personne et j’ai dû rapiécer mon vieux blouson de peau avec du fil de fer barbelé.

C’est plus difficile qu’on ne croit de ne pas être un héros, de soigner ses doigts écorchés, de regarder passer les trains sans jamais s’ennuyer, sans jamais être tenté d’en prendre un pour aller n’importe où construire des châteaux en Espagne.

Evidemment, j’ai souvent reçu la monnaie de ma pièce, ravaudé d’autres frusques qui menaçaient ruine, mangé ma parole lentement comme pour m’en sustenter à tout jamais.

Dans la pièce où je vis, il y a peu de bruit et beaucoup de lumière ; le temps s’y écoule plus vite que dans ma chambre par exemple, où les insomnies et l’heure projetée en rouge au plafond me taraudent régulièrement.

Par principe, je ne fais jamais de cauchemars ; il y a bien assez de malheurs dans le monde sans en ajouter de nouveaux, fussent-ils imaginaires. Pour garantir un peu de paix à mon âme, j’ai réglé chaque horloge différemment de sorte que je ne sais jamais exactement l’heure qu’il est et, quand j’ai vraiment besoin de la connaître, je demande au coin inférieur droit de mon écran d’ordinateur de me la montrer.

Je souris à tout être et à toute chose comme si j’avais atteint la sagesse, mais en réalité, je cherche juste à m’excuser de ma curiosité, à ne paraître ni trop désespéré, ni trop exalté. Ce bon sourire un peu mélancolique a été savamment étudié et, en général, on me pose peu de questions en retour.

Quelques pièces tintinnabulent dans ma poche droite – car je ne suis pas sans rien, vous savez ! – mais je ne cherche pas à en ajouter. Tout me suffit et je n’ai plus peur que des taons, de la douleur qu’ils infligent et de l’eau qui, quand ils pleut trop fort, s’infiltre dans la maison.

Pour ma prochaine vie, je demanderai à Dieu de me réincarner en hirondelle pour gober tous les taons du monde, annoncer le printemps, voler haut dans le ciel les soirs de beau temps, faire mon nid sous les corniches des braves gens et passer chaque hiver au soleil.

Vagues

D’abord, il m’a fallu apprendre la concision. Rien n’est plus malaisé et cruel pour un bavard congénital que de sabrer dans les mots inutiles, d’effacer les phrases grandiloquentes, de ne garder que le noyau du fruit.

Il a aussi fallu que j’apprenne la précision. Rien n’est plus fastidieux que de déplacer des virgules, de remplacer un terme mal embouché par un autre plus pertinent, de scinder des blocs informes en paragraphes qui se suffisent et annoncent les suivants.

Et puis j’ai dû apprendre la modestie, accepter que tous ces écrits épars seront oubliés tôt ou tard, peut-être aussitôt lus, que la plupart de mes semblables ont bien d’autres choses à faire que de brouter mes élucubrations, que beaucoup d’autres avant moi ont écrit des choses beaucoup plus dignes d’être relues que les miennes, que le semeur n’est qu’un sot s’il se prend pour le moissonneur.

Enfin, j’ai dû apprendre la dérision. Qu’importent mes vers ou mes proses alors que dans des millions de maisons, de trains, de métros, de bateaux et d’avions, des milliards de mes semblables s’aiment, se parlent, inventent, se tuent, se curent le nez ou luttent pour manger trop peu chaque jour ?

Il me manque encore la passion, celle de mes vingt ans où tout était possible et rien n’était faisable, où les amis comptaient plus que la famille elle-même, où chaque gare avait un goût inoubliable, une odeur d’espérance, de bières fraîches et de cafés moulus.

J’écope à la cuillère les regrets qui m’assaillent, le remords vif de n’avoir pas assez vécu, et de mots supprimés en points de suspension virés, je ris de tant de soins alors même que ma vie n’a été qu’un brouillon, mais mes yeux brillent encore des lueurs verdâtres des vagues qui, ici et là-bas, sont tant de fois venues mourir à mes pieds.

Et qui m’appellent encore, et me parlent, et me pelotent l’âme tout doucement.

Quand l’averse a cessé

Quand l’averse a cessé, je me trouvais bien loin de la ville, en plein champ, cerné d’ivraie et d’ives jaunes au ras du sol.

J’aurais pu me presser de rentrer, changer de vêtements, me refaire la raie au milieu, mais j’ai préféré compter mes pas, lentement, et les battements irréguliers de mon cœur.

J’aurais pu chantonner aussi ou repenser à ma journée au demeurant vide de toute action digne de mention, mais j’ai préféré garder le silence et caresser l’étrangeté d’être là, avec toute mon Histoire derrière moi et ces quelques années devant moi dont il faudra bien faire quelque chose.

Je ne me suis jamais attaché aux choses, et aux maisons moins que toutes autres. L’idée de rejoindre celle que j’occupe m’est aussi étrangère que celle de prendre la mer sans savoir vers quel port déployer mes voiles.

Je suis chez moi partout et nulle part, je suis moi et personne ; aucune destination ne m’attire plus qu’une autre.

C’est embêtant à la fin.

Seuls les mots qui se bousculent dans ma tête jusqu’à ce que j’y mette de l’ordre sont ma patrie, mon havre, mon repaire. A moins qu’il ne s’agisse de l’antre de quelque bête sauvage, de quelque ogre du sens, de la musique qu’il faut mettre dans les phrases pour qu’elles ensorcellent et, comme l’ivresse, laissent pour ultime cadeau un léger mal de tête et une grande soif d’eau fraîche.

J’ai ainsi été traversé de mille livres que je n’ai jamais écrits, sans doute par paresse ou crucifié par l’intuition que ce se sont que des objets de plus que beaucoup achètent sans les lire et que plus encore lisent sans chercher à les comprendre vraiment.

Du reste, à qui bon tenter de comprendre les autres quand on a tant de mal à se comprendre soi-même ?

Mais voilà que la nuit tombe et je suis toujours au bord de mon champ où quelques coquelicots se dodelinent dans la brise qui se lève et il faudra bien bouger enfin, se sustenter, écrire un peu, puis dormir et accueillir les rêves comme autant de présents hors du temps.

C’est ainsi que je vieillis peu à peu, incapable d’autre chose que de proférer des mots ou de les coucher sur le lit insignifiant du papier.

On ne change plus à mon âge.

On ne change plus.

C’est embêtant.

Jam

Un ange passe. Une colombe à bec de gaz qui crachote une flamme bleue. Surnage mon esquif sur les flots éplorés – rien qu’un baril de rires nervuré de verts les apaiserait ! – ; les cieux touchent la terre à l’endroit précis où mon éveil s’est estompé ! Il est temps d’écrire absolument n’importe quoi à personne, ce qui naît dans les doigts, comme un jam interminable de jazz, un scat infini où les sons l’emportent à jamais sur le sens, où les sens se suffisent, où l’essence de l’être ne consiste plus à communiquer des choses belles ou laides qui mettent larme à l’œil ou l’arme au poing, mais à se diluer comme une goutte d’encre mauve dans un lac gigantesque. J’ai toujours aimé l’encre mauve. Il n’y a plus de lecture qui vaille de l’autre côté du texte, presque plus d’autre auteur que les doigts qui glissent sur le clavier sans savoir exactement ce qu’ils fabriquent, où ils vont, sans mémoire des peaux ou des cordes qu’ils ont touchées un jour. Ne surtout plus aller quelque part où l’âme serait incarcérée, désincarcérer le corps après l’accident et l’ausculter, décider s’il respire encore et quelle musique étrange produisent ses expirations désincarnées. Ce sont les mots qui appellent les mots, pas les idées. Et les images aussi, bien-sûr, et les sons et les odeurs. Fuir l’inspiration comme la peste, se moquer éperdument de passer pour un joyeux drille, un pisse-vinaigre, un mari-couche-toi-là, un pissenlit en graines sur lequel l’enfant souffle en pouffant ou un rameau gelé sous la bise noire de janvier. Ce mois-là, du reste, c’est la canicule à Montevideo sur le Río de la Plata à l’étiage et toutes nos images d’Epinal sont aussi relatives que le temps et l’espace eux-mêmes. Lécher une glace au moka et voir instantanément les longues enfilades d’arabicas sur les plateaux de Sidamo et les cabosses de cacao empilées sur les pirogues du Sassandra. Les avaler posément, laisser converger les mondes vers soi, regarder dans les yeux la longue enfilade des ancêtres jusqu’à la nuit des temps où leurs regards gagnent en vacuité et perdent en acuité. A quoi bon tant de savoirs du reste si à la fin il ne demeure dans l’univers qu’un caillou stérilisé parmi des milliards d’autres et à quoi bon se croire seuls à porter la mélopée ou le sens si, à cette seconde même, à des milliards d’années-lumière, un être vivant pleure pour la première fois un semblable éteint et protège furieusement sa dépouille contre les hyènes et les helminthes ? Et que plane l’Esprit sur les eaux ! Et que plane aussi mon avion en papier de soie par-dessus les gratte-ciels de Tokyo et les pagodes de Samathi ! Qu’il ne se pose jamais ! Jamais ! Ni ici, ni là-bas et s’émiette peu à peu en plein vol comme mon âme fascinée à jamais de sa fragilité.