Qui ?

Qui a joué une musique triste ce matin devant ma porte et refermé le volet que j’avais laissé entrebâillé ?

Qui a mangé en pleine nuit les graines des oiseaux et les miettes qui trainaient sur la table du jardin ?

Qui étaient ces enfants qui gazouillaient dans mon rêve et battaient des mains au rythme de mon cœur, clignaient les yeux au rythme de mes pas ?

Qui m’a volé ma paix, ma joie de vivre, mon égalité d’âme, mon bâton ferré et les chaussures de marche avec lesquelles je parcourais le monde.

Qui me soufflera les mots que je dois te dire pour te rassurer, pour laisser les non-dits peupler de présences nos soirées d’hiver ?

Qui me rapportera la pierre philosophale que je cherche désespérément depuis des années parmi les cailloux gris de l’allée ?

Qui écoutera ce que j’ai encore à dire et oubliera pudiquement ce que j’ai déjà trop dit, ce que j’ai hurlé dans le désert mon cœur blessé ?

Qui ravivera la flamme qui s’éteint, la source qui se tarit, le désir d’aller vers les autres, les couleurs de l’automne sous la pluie fine qui délave mes yeux ?

Qui me dira les quatre vérités que je ne veux pas entendre, les mille mensonges nécessaires et les secrets de mon adolescence perdue dont je suis devenu incapable de parler ?

Qui écrira des mots si purs et si vrais que je n’aurais jamais plus l’audace ou l’envie de jeter les miens sur le papier jauni ?

Qui m’apprendra à vieillir dans l’espoir, à décliner sans révolte, à traiter le temps qui passe comme un ami et les heures qui s’enfuient comme de vieilles compagnes bienveillantes ? Qui sera là à mes côtés quand je prononcerai mes derniers mots et fermerai une dernière fois mes yeux à ce monde ?

Comme …

Comme l’araignée attend la mouche, je guette les signes de l’avenir sur les fronts des gens que je croise, je compte leurs rides pour leur attribuer un âge ou pour deviner les peines qu’ils ont déjà eu à endurer.

Comme la poussière attend le vent ou la pluie, j’aspire à mieux connaître le vol des autours dans le ciel, le sens de tes atours du jour, les désirs secrets de mon entourage et le plaisir de donner à ceux qui ne m’ont jamais rien demandé.

Comme le levain dans le pain, je compte les bulles qui se forment dans la pâte, j’écoute les fibres qui craquent imperceptiblement, les saveurs qui se développent, et j’imagine parfois le regard des hommes qui s’en nourriront.

Comme un alchimiste, je mesure mes limites, mon exact pouvoir de description, les rapprochements que je tisse entre les êtres et les choses, les poids respectifs des comparés et des comparants, les avenirs dans les cerveaux et dans les cœurs des mots que j’ai osé marier.

Comme la main qui se lève pour frapper où celle qui s’abaisse pour caresser, je suis le feu et l’eau, la meilleure amie du néant, l’index tendu vers l’absolu, la plume qui écrit et l’oiseau qui me l’a laissée, le chant matinal du coq et celui du cygne plus près que jamais de ses dieux.

Comme l’enfant apeuré qui baisse les yeux et celui qui fixe les étoiles, je suis la tristesse et l’allégresse, le vieillard sombre et la jeune fille qui ne doute plus de sa beauté, la vague qui s’en vient mourir sur la grève et la lame qui soulève les bateaux.

Comme un orgasme toujours trop court et une agonie qui n’en finit pas, je suis le temps qu’on voudrait retenir et celui qu’on voudrait chasser, je suis le bébé qui vagit et le vieux solitaire qui râle tout seul dans son lit d’hôpital, le vin qui soûle l’ivrogne et celui qui réjouit les convives des noces.

Comme toi, comme nous tous, j’essaie d’être heureux, de trouver dans chaque instant la force de désirer le suivant, d’accepter ce que je ne peux pas changer et de tâcher de changer ce que je ne peux pas accepter, de m’évader sans me perdre et de rentrer au port sans pleurer.

Comme le marin dont les tropiques ont tanné la peau, je perds mon regard bleu dans les brumes du Nord qui m’ont vu naître et, entre la lumière qui aveugle et l’ancre enlisée dans les vases du port, je marmonne des prières et je compose, pour attirer les sirènes, des chants nouveaux que même les baleines à bosse ne sauront imiter et que, dans mille ans, les vieux loups apprendront à leurs moussaillons.

La même eau

La même eau ne coule jamais deux fois sous le pont des souvenirs ni le même vin du carafon.

Le même amour se transforme comme nos visages de jour en jour, imperceptiblement, ride après ride, hauts après bas, et la forêt d’aujourd’hui n’est plus celle d’il y a un siècle ; de nouveaux arbres ont poussé, d’autres sont morts et se sont transformés en fientes d’insectes pour gaver les suivants.

L’univers lui-même, que nous voyons dans le ciel n’est pas non plus celui qui existe en cet instant précis de notre temps et du sien ; il est peut-être tout différent de cette image qui nous parvient avec, parfois, des milliards d’années d’écart entre le vrai et le perçu.

Ainsi en va-t-il de tout ce que nous croyons immortel et que nos yeux à la mémoire trop courte ne voient pas changer peu à peu irrémédiablement.

C’est ainsi que le monde se retrouve entièrement neuf à tout instant, que les larmes que nous versons alimentent finalement les nuages dont l’eau retombe parfois sur d’autres pays ou d’autres continents.

Parfois, je me demande si Dieu lui-même évolue au fil de ses créations et de ses révélations successives, ou s’il reste éternellement le même.

Je me demande aussi si, là-haut, nous continuons nous-mêmes à changer, à ourdir nos destins, si c’est sur terre que nous revenons pour évoluer, si notre âme reste toute notre vie (ou toutes nos vies) de la même nature et avec les mêmes qualités, les mêmes imperfections, si le paradis et l’enfer sont de plus en plus bondés comme la logique nous le suggère, si l’une des clauses du contrat divin nous permet de disparaître complètement et définitivement, si les lois de l’univers et les nombres sont vraiment immuables et existaient déjà du non temps du néant.

Ce n’est jamais le même vent qui fait bouger les rideaux, ni le même café qui refroidit dans ma tasse.

Et même si je le voulais de toutes mes forces, nous-mêmes, nous ne sommes plus les mêmes à nous regarder les yeux dans les yeux dont les cellules se sont déjà renouvelées des centaines de fois depuis nos naissances.

Page blanche

L’angoisse de la page blanche n’est qu’une coquetterie de scribouillard.

D’ailleurs, il n’existe pas de page blanche : aux yeux de Dieu et de tous ses saints qui vivent pour toujours hors de l’espace et du temps, toute page qui doit l’être un jour est déjà écrite, et les suivantes dont la dernière dont Ils sont les seuls à savoir qu’il n’y en aura pas d’autres.

Et puis une page n’est jamais vraiment blanche : en y regardant de plus près, on y perçoit des milliers de fibres de bois, de tissus recyclés qui restent plus ou moins gris ou bruns malgré le colorant dans lequel on les a plongés.

Enfin le blanc lui-même n’est que le mélange de toutes les couleurs, la lumière brute de milliards de photons reflétés qui s’échapperont par la fenêtre ouverte et traverseront l’espace à trois cent mille kilomètres par seconde jusqu’à ce qu’un autre objet éclairé les dévie où jusqu’à ce qu’un trou noir les absorbe à jamais.

Il faut aimer beaucoup les mots pour oser violer cette virginité, ce vertige, pour faire couper des arbres ou faire tourner ces immenses machines qui malaxent la pâte, l’étirent et la font sécher avant que plusieurs transporteurs, d’entrepôts en grossistes, puis en détaillants, l’amène sur un bureau où, immobile elle attend qu’on en fasse un avion, une cocotte, un bilan comptable ou une tentative d’œuvre d’art.

Dieu merci (de rien, me souffle-t-Il) la plus grande partie d’une page blanche le reste quand bien même les petits dessins noirs qui y sont tracés sont serrés, empilés de ligne en ligne comme pour conjurer la mort et le vide à la fois, de sorte qu’écrire ne comble qu’en partie l’espace immaculé et que le papier continue d’accueillir inlassablement la lumière.

Juste un peu moins.

Aucun écrit, aucun dessin ne peut éteindre la lumière. Et c’est un vrai miracle quand il ajoute vraiment quelque chose à la clarté éternelle et au silence absolu.

C’était pour rire

C’était pour rire que je me suis assassiné ; soyez patients, je vais revenir.

Regravir une par une les marches que j’ai un jour dégringolées.

Regraver dans ma tête les circuits du bonheur, l’odeur des feux de fanes et le goût de ta bouche.

Regrouper dans mon cœur les visages adorés et dans ma tête les mots rares qu’on suce lentement, comme des cachous.

Cacher les cicatristes des rêves échoués et reprendre à ma plume ce qu’elle avait caché.

Sceller de nouveaux pactes, me construire un futur et ravaler mes larmes.

Et ravaler aussi mes façades fendues.

C’était pour rire que je vous ai laissés ; soyez patients, dans le fond je vous aime et j’ai besoin de vous.

D’air, de pluies, d’ailleurs cristallins, de saxophones pleureurs et d’horizons nouveaux.

J’ai soif de vin de paille et de ceps vigoureux.

D’accords parfaits et de toiles nouvelles, de jeux de mains et d’arbres centenaires.

De mots fléchés vers des cibles vivantes et de lacs ondulés sous des brises grisantes.

C’était pour rire que j’avais déserté et jeté aux orties mon froc de matelot.

Le bateau flotte encore et les courants qu’on ne voit pas sont toujours plus puissants que les voiles.