Pizzas, courgettes et parmesan.

Quand j’avais six ou sept ans une famille d’italiens vint s’installer dans la grande maison voisine : deux adultes et huit enfants.

Les derniers charbonnages liégeois venaient de fermer et le père, mineur gravement silicosé, contribuait à la survie familiale par l’élevage de géants des Flandres, de poules, de dindes, de moutons, de canards et de tous autres volatiles et quadrupèdes susceptibles de rassasier dix gosiers.

La mère, quant à elle, chantait toute la journée et cultivait un vaste potager. Moi qui n’avais jamais vu ni plants de tomates ni d’aubergines ni de basilic, ni de laitue romaine, j’étais fort surpris d’examiner ces cultures étranges et, bien souvent, je passais la haie pour jouer avec les enfants.  

Un soir, deux d’entre elles (Rita et Graziella si ma mémoire est bonne) vinrent sonner à la porte, porteuses de deux plats.

Sur l’un, des dizaines de rondelles d’un légume vert sur sa mince couche externe et brun quant à sa pulpe intérieure au demeurant mouchetée de petits grains blancs, le tout saupoudré d’une fine couche jaune et odorante. Nous nous empressâmes de remercier et de goûter et il ne fallut pas longtemps pour que le plat de courgettes frites agrémentées de parmesan termine sa vie publique dans nos estomacs.

Sur l’autre une espèce de tarte mince et parfumée sur laquelle on reconnaissait de la purée de tomate, du jambon, toutes sortes d’herbes odorantes et une espèce de fromage plus filant que crémeux qui servait de ciment aux autres ingrédients. Nous lui fîmes également bon accueil.

Ce soir-là, je mangeai la première des innombrables pizzas que j’allais engloutir au cours du demi- siècle à venir et dès l’année suivante, mon père planta dans le potager des courgettes, des tomates, du basilic et de l’origan, salutaire habitude qu’il a conservée jusqu’à ce jour.

Dieu sait pourquoi, j’ai une pensée pour eux ce soir, et pour cette soirée-là.

Oui, Dieu sait pourquoi …

Le vieux poêle de fonte

Dans la cuisine, par ailleurs principale pièce de vie de la maison, il y avait quelques meubles, un tube néon au plafond et surtout, un poêle-cuisinière en fonte émaillée de couleur lie-de-vin avec trois couvercles sur le plan de chauffe horizontal, un réservoir qui pouvait contenir deux seaux de charbon et deux portes qui s’ouvraient sur deux fours relativement spacieux où l’on pouvait cuire un rôti, des marrons, des tartes, des gâteaux ou réchauffer une purée.

En enlevant les couvercles et en réglant la combustion grâce à une clé d’admission d’air, on pouvait cuire à feu doux, moyen ou vif toutes sortes d’aliments déposés dans une poële, une marmite ou un gaufrier. C’est en remplaçant le couvercle du milieu par ces divers récipients de diamètres un rien plus grands qu’on obtenait des aliments cuits depuis les pommes de terre bouillies jusqu’aux crêpes de sarrasin. Pour les potages ou les sauces, on soulevait plutôt les couvercles latéraux gauche et droit qui permettaient les plats mijotés. Quant au reste de la surface horizontale, elle servait principalement à chauffer puis à maintenir à bonne température une bouilloire qui offrait de l’eau chaude à toute heure du jour et de la nuit, mais aussi d’autres objets métalliques, dont les fers à repasser ou à friser.

Dans le bas de l’engin, il y avait une espèce de clé toujours brûlante et percée d’un petit trou capable d’accueillir un L métallique qu’il suffisait de mouvoir énergiquement de gauche à droite et inversement deux ou trois fois par jour pour que les grilles du foyer intérieur coulissent et frottent l’une contre l’autre, faisant tomber les mâchefers dans un cendrier placé tout en dessous. Ma grande fierté était ensuite d’aller vider ce cendrier dans un coin du verger.

Le reste du temps, je regardais danser les flammes bleues du charbon en combustion à travers la vitre en mica sertie devant le foyer, au centre presque exact du poêle.

Pour ce qui était de la recharge de charbon, le seau étant beaucoup trop lourd pour moi et le réservoir trop haut perché, c’était mon père ou ma grand-mère qui l’assurait.

Et puis les charbonnages fermèrent un par un, les cuisinières et les fers à repasser électriques entrèrent dans les foyers où l’on généralisa le chauffage central et des combustibles liquides ou gazeux moins polluants que le charbon, mais qui nous rendaient entièrement dépendants du reste du monde.

Le vieux poêle fut liquidé au prix de son poids en fonte et avec lui la première phase de la Révolution Industrielle. La télévision, la voiture individuelle, les autoroutes, les frigos et les fers à friser électriques allaient s’installer pour longtemps tandis que la miniaturisation de l’électronique nous plongeait soudain dans ce que, vingt ans plus tôt, nous aurions pris pour de la science-fiction.

Le puits

D’aussi loin que je me souvienne de mes nuits, ce cauchemar revient obstinément : je suis au fond d’un puits, dans l’eau pure et glacée. J’ignore si on m’y a poussé et qui, si j’y suis tombé par mégarde ou si je m’y suis volontairement précipité.  

Comme une grenouille, je remue les jambes pour rester à la surface, mais mes lourds vêtements trempés engourdissent mes mouvements et je n’ai bientôt plus la force d’appeler au secours, ni de battre des pieds, ni de brasser l’eau froide. Je m’agrippe alors aux interstices du mur de briques et de moellons, mais je sens que, de ce côté aussi, mes forces faiblissent rapidement. Alors je jette un dernier regard au cercle de lumière, là-haut, et me résous à respirer l’eau qui remplit bientôt mes poumons et m’asphyxie rapidement.

Au moment de perdre conscience, je me réveille, dégoulinant de sueur et toujours sous le choc de mon décès inopiné. Il me faut souvent plus d’une heure pour me calmer et retrouver un sommeil qui reste agité jusqu’au petit matin.

Je fais toujours ce rêve hideux et pénétrant un demi-siècle plus tard et rien ne me serre plus le cœur, dans les faits divers télévisés, que le récit de malheureux prisonniers d’un puits, d’une mine ou d’une grotte que des équipes de sauveteurs recherchent en espérant les retrouver en vie et les ramener à la surface.

Je m’en sens doublement malade lorsqu’il s’agit d’enfants et, en cas d’issue fatale, il m’arrive de traîner une semaine entière une espèce de mal-être, de tristesse, de compassion que je ne ressens que quelques minutes en cas de crashs d’avions, de bombardements mortels ou d’atroces accidents de voitures.

Je n’ai évidemment jamais vu ni Titanic, ni lu 20.000 lieues sous les mers, suis incapable d’écouter Esbjörn Svensson sans pleurer de rage et ne me suis jamais baigné dans la mer.

Blue in Green

Le 2 mars 1959, Miles Davis et son groupe enregistrent Blue in Green au Columbia’s 30th Street Studio, New York, New York.

Je n’étais pas né et, si je n’avais pas fini par naître, je n’en aurais jamais rien su. Or, franchement à mieux fermer les yeux, c’était une des très bonnes raisons de venir au monde et de fréquenter les médiathèques provinciales.

Ce n’est probablement que dans les années 85/86, un quart de siècle après l’enregistrement, et déjà sur CD, que je l’ai écouté pour la première fois ainsi que le reste de l’album Kind of Blue. Cela correspond en tout cas à ma découverte du jazz, un genre qui n’était plus du tout à la mode à ce moment-là et que je ne cesse de découvrir depuis lors parce qu’il est indémodable, que sa source reste féconde et que des millions de gens en écoutent tous les jours.

Evidemment, si, de son côté, Miles Davis n’était pas né ou était devenu plombier zingueur, nous aurions carrément loupé cet album et tous ses autres, même si nous aurions pu écouter Wayne Shorter, John Coltrane, Herbie Hancock et tant d’autres pour nous consoler (mais nous consoler de quoi puisque nous n’aurions jamais su de qui et de quoi nous avions été privés ?)

Il n’est d’ailleurs pas forcément nécessaire de ne pas naître pour être à peu près absent des consciences. Sur un millier de nos contemporains interrogés dans la rue, je suis persuadé qu’aucun ne réagirait au nom de Trilok Gurtu, pourtant l’un des percussionnistes les plus géniaux que l’Inde ait donné au monde et au jazz.  

Cela se complique plus encore si l’on a une pensée émue pour le type bêtement décédé en février 1959 et qui a rejoint le paradis ou le néant sans pouvoir écouter Blue in Green (mélange qui, qui soit dit en passant, donne la couleur turquoise) sauf à imaginer que le paradis soit muni d’une giga médiathèque hors des quatre dimensions terrestres où l’on peut, si on a été sage ici-bas, écouter en direct, et avec les éclairages adéquats, une sonate de Scarlatti (jouée par Scarlatti en personne évidemment) ou le double CD d’Adèle qui sortira en 2027.

Et comme toujours, cela pose, in fine, la question de Jésus, de l’espace-temps et du libre-arbitre : était-Il absent du paradis avant Sa naissance à Bethléem ou, au contraire, s’est-il absenté du paradis 33 ans pour venir nous faire coucou et la Sainte Trinité ne commence-t-elle que le jour de Sa Résurrection (voire de la Pentecôte) ou a-t-Il toujours été présent, son père attendant des romains assez cruels et des juifs assez serviles pour L’envoyer au casse-pipe et révéler que là-haut, Ils ont toujours été trois qui S’aiment et nous aiment follement.

Par souci de concision, nous ne parlerons même pas des galaxies déjà vieilles et refroidies où toute trace d’habitants, de livres et de partitions a été engloutie par un Trou Noir super massif depuis des milliards d’années.

D’ailleurs il faut que je fasse gaffe avec mes méditations turquoise : on en a brûlé pour moins que ça !

Prénoms et surnoms

Comme beaucoup d’autres personnes, j’ai reçu, au long de mon existence, toutes sortes de prénoms et surnoms.

La première dénomination, Benoît, est un peu plus ancienne que moi. Elle était portée de longue date in pectore par mes parents qui vouaient une vive admiration aux ordres bénédictin et cistercien et à Benoît lui-même, proclamé récemment saint patron d’une Europe déchristianisée et pourtant profondément bénédictine à bien des égards.

La deuxième, mi ptit poyon, était une dénomination affectueuse de mon grand-père maternel et parrain que ma naissance avait, paraît-il, aidé à sortir de la maladie et rendu goût à l’existence.

La troisième, mi ptit fi, était un titre parfaitement objectif que ma grand-mère maternelle m’avait attribué, pour rappeler fièrement et à tout instant qu’elle était ma grand-mère et il est vrai qu’aucune autre femme probablement ne m’a plus aimé qu’elle.

La quatrième, Lolo, répétition de la première syllabe de mon nom de famille, était utilisée par mes copains de l’école secondaire (et pas seulement ceux de ma classe) et continue à n’être utilisée que par eux. Tandis que je prospérais en largeur, ils ont ensuite évité de faire évoluer le surnom en Gros Lolo, ce dont je leur suis reconnaissant à jamais.

La cinquième, Ben, très souvent attribuée, j’imagine, à ceux qui s’appellent benoîtement Benoît n’est utilisée que par mes collègues et amis de l’école où j’enseigne. Non seulement, ce monosyllabisme accentue le rapport de familiarité et de proximité, mais il ajoute aussi l’espèce de prestige que confère l’anglicisation, ce que connaissent bien les Joseph devenus Joe, les Grégoire devenus Greg (parfois en passant par la case Gregory) et les Matthieu devenus Matt.

La sixième, Big Ben, me semble à cheval entre la taquinerie et l’affection. Ce que d’aucuns n’avaient pas osé avec Gros Lolo qui eût effectivement détonné, ils l’ont osé sans vergogne, en revanche, avec Big Ben qui ne fait probablement pas référence à ma taille en hauteur et qui met un peu de pommade dans le poil à gratter par le truchement d’un monument anglais universellement connu.

Le septième, Yoni, reste pour moi un mystère. Il ne fut employé pendant de longues années que par mon ex-femme et mère de mes deux filles et est la transcription castillane de Johnny. Si un jour je deviens chanteur ou cow-boy, je ne manquerai pas de m’en resservir.

Le huitième, ma Poule, n’est utilisé que par deux médecins : l’un qui est un de mes plus proches amis depuis plus de 45 ans et l’autre qui me soigne. Je n’ai jamais très bien su si je devais m’en inquiéter où y voir la même tendresse protectrice que celle de mon grand-père qui m’appelait poulet.

Le neuvième provient d’un échevin liégeois qui me connaissait fort bien, dont j’avais les enfants en classe et qui, un matin de 15 août, alors que je me baladais avec des amis, s’écria en venant à ma rencontre : « Paul, comment vas-tu ? Ça fait un bail ! ». Ne cherchant que l’harmonie sur cette terre, je lui répondis que fort bien sans autre commentaire, mais le fou rire d’un de mes asticots d’amis n’est pas encore terminé. Il continue à m’appeler Paul et exclusivement Paul, ce qui fait que, pour des témoins externes à notre petit cercle, je suis Paul et personne d’autre.

Le dixième, Ourson, est l’invention plutôt sympathique d’une amoureuse qui aimait manifestement les doux et les poilus, mais qui avait compris que mon caractère était quand-même plus proche du grizzli que du basset artésien.

Le onzième, Lapin, est l’invention de ma femme et j’imagine que ce ne sont pas mes menues oreilles qui lui auront suggéré la métaphore.

Le douzième, Monsieur Lhoest, est certainement, comme enseignant, la dénomination que j’ai le plus entendue et cela fait indéniablement plus sérieux que lapin ou ma poule.

Le treizième, enfin, papa, est celui dont je suis le plus fier : mes deux filles et mon fils sont mes joyaux les plus précieux et sans eux, je ne serais qu’un moine du passé, un monsieur, une poule, un poulet, une horloge anglaise, un lapsus scabinal, un ours ou un lapin.

Ce qui est beaucoup, mais pas assez pour remplir la vie d’un homme.

Grand Maître de l’Epépineuse

Beaucoup croient à tort que je n’ai jamais accompli de tâches prestigieuses ni accompli de missions prodigieuses ici-bas.

C’est sans doute lié à mon excessive modestie qui m’a joué bien d’autres tours pendables dont je préfère ne pas faire mention ici pour ne pas avoir l’air de me plaindre tout le temps du peu de reconnaissance que l’on m’accorde.

C’est ainsi que, durant toute mon enfance, j’ai été Grand Maître de l’Epépineuse familiale, sorte d’animal de fonte à manivelle et à vis sans fin capable d’engloutir groseilles, fraises et cassis pour en pisser le jus à gauche et en chier par derrière les peaux, les queues, les mouches et les pépins.

Une fois accomplie cette brutale digestion, il fallait peser le jus et le sucre, les verser dans une grande marmite de cuivre et remuer le mélange sur le feu à l’aide d’une longue spatule de bois qu’il n’était pas interdit de lécher de temps à autre pour déterminer à quel moment le liquide avait passé la frontière cruciale du cru et du cuit, à quel instant le jus sucré, vivant et éphémère, devenait un sirop mort, durable et aseptisé.

Je me souviens aussi qu’il fallait écumer sans relâche, ajouter au bon moment le jus d’un citron, finir la cuisson à feu très doux et ranger en file indienne sur une table des bocaux qui venaient d’être lavés et où les sirops rouges, violets ou verts allaient être versés à la louche avant d’être couverts, encore chauds, de feuilles de mica maintenues par des élastiques.

Les jours de confitures, il y avait -cela va de soi – la cueillette des fruits le matin, leur rinçage, leur séchage, le tri pour éliminer les impuretés (baies pourries, fourmis, pucerons), puis la torpeur de l’après-midi où on lavait les bocaux vides remisés dans la cave, puis le souper, puis le broyage, la cuisson, le moulage parfois jusque tard dans la soirée, selon la quantité de matière première disponible.

Il y avait ces senteurs indicibles de masse végétale crue entassée dans un seau, sous l’anus de fonte de l’épépineuse, l’odeur fraîche de jus de fruit giclant de son flanc, nos vêtements de travail irrémédiablement mouchetés de pigments végétaux, les effluves de confiture chaude, la dextérité de ma grand-mère à régler le débit du butagaz, les hannetons vrombissant autour des néons, la fierté de regarder l’enfilade des pots du jour, fruits de la terre et du travail des hommes. Alors et enfin, pour se rafraîchir – et se récompenser – on raclait la marmite de cuivre à la cuillère à soupe et moi, encore persuadé que ces moments dureraient toujours, je m’enfonçais tout puissant, le devoir accompli, dans la prairie où les hérissons cherchaient des insectes à bâfrer et où, au sommet de quelques brins d’herbe, quelques lucioles éclairaient le concert assourdissant des sauterelles.

Quand je serai plus jeune …

Quand je serai beaucoup plus jeune, à deux doigts de n’être pas encore là du tout, je reverrai un par un mes chers disparus et je vivrai avec eux tout ce que je peux de chouette avant qu’ils ne disparaissent à nouveau.

Quand je serai plus jeune, je serai moins timide avec les filles et moins gauche en leur présence.

Quand je serai plus jeune, j’apprendrai à jouer du saxophone et je ferai de la musique dans un groupe de jeunes copains rigolos.

On me traitera de fou, mais, la puce à l’oreille, je passerai l’éponge et, sans tourner autour du pot, je tendrai l’autre joue à la plus belle de toutes.

Ensemble, nous chercherons des aiguilles dans des bottes de foin, midi à quatorze heures et, de fil en aiguille, nous ferons contre fortune bon cœur.

Tu riras à t’en décrocher les mâchoires et tu pleureras comme une Madeleine.

Moi je pleurerai comme vache qui pisse et je rirai comme un bossu.

A gorge déployée.

De bon cœur.

Comme un fou.

Aux larmes par lesquelles nous nous rejoindrons.

Quand nous serons plus jeunes, c’est de rire que nous pleurerons, tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes et tout qui prendra avec nous la machine à remonter le temps, à changer l’Histoire, à ressusciter les vieux rêves, le constatera de ses propres yeux écarquillés.

Et les réalisera. Comme il se doit.

Tu t’es cru sur parole

Tu t’es cru sur parole et tu t’es vu voyant.

Tu t’es cru pierre, tu étais sable, roche moulue par la fuite du temps, poussière emportée par les eaux, aspirée par les vents, en petits tas au bas des pentes, amassée.

Tu t’es cru toupie de bois dur et tu étais sciure, copeaux arrachés mêlés d’huile minérale sur les dalles de l’atelier du tourneur.

Tu t’es cru toi, mais tu étais reflets sur l’écran rouge des rétines des autres priés à genoux de t’aimer un peu, beaucoup, passionnément, mais toi, dis-moi, les as-tu aimés à la folie une seule fois, les as-tu désirés comme un trésor, sont-ils devenus un peu ta chair, parfois ton sang versé ?

Tu leur as donné ce que tu gagnais, ce que tu savais, ce que tu pensais, ce que tu croyais croire, mais leur as-tu offert qui tu étais pour peu que tu l’aies jamais su ?

Tu t’y es cru, mais où exactement et qui étais-tu, toujours pressé de filer, bien nulle part ni avec personne, éternel voyeur, voyageur sans but, convoyeur en attente, sans véritable espoir, sans opiniâtre patience, sans soif torride à apaiser.

Tu t’es cru croyant ou messie, nippé de croix et de chasubles, bonimenteur de foires, clown triste au sommeil hachuré, aux bretelles ballantes, au nez rouge échaudé.

Tu t’es cru fort, jeune, éternel, mais le temps t’a élimé jusqu’aux fibres nues de tes veines rétrécies où court un sang pauvre qu’aucune blessure n’a jamais vivifié, purifié, renouvelé.

Tu t’es promené sur la pointe des pieds à la surface du globe sans y creuser ton trou, sans y planter assez d’arbres, sans plonger tes mains dans la glaise, sans y écorcher tes doigts trop fins pour être honnêtes.

Tu t’es cru vivant et tu l’étais sans aucun doute, même peu, même mal.

Tu te crois mort à présent, mais tu es condamné à vie, à la peine capitale, aux insomnies, aux frissons, aux joies frêles.

Tu es toi et un autre, tous deux à recueillir entre tes paumes tremblantes, à concilier, à incarner dans la boue herbeuse qui demeure à fouler à perte de vue jusqu’à l’horizon.

Il y volète des papillons blancs.

Patauge, badaud pataud, mais rêve obstinément que tu gambades !

Jeannette

C’était une de ces lumineuses matinées dominicales d’octobre où l’on se croit encore en été, mais où le feuillage des arbres clame que, pourtant, ce sera bientôt Noël.

Le menu familial du jour promettait d’être succulent : petites pommes de terre rissolées, laitue aux tomates et échalotes, et lapin aux pruneaux, le tout arrosé de triple Piedboeuf brune (à laquelle j’avais droit les dimanches et jours fériés).

Aucune ombre dans le ciel : les vacances de Toussaint approchaient et l’on faucherait le pré pour la dernière fois très bientôt.

Après le repas, j’entrepris de faire le tour de mes propriétés : mes catacombes à bourdons, mon rouleau fétiche et, en remontant vers la cabane des cages à lapins, je cueillais ce que je trouvais de meilleur pour ma mascotte, ma Jeannette adorée : chicorées, carottes, fanes d’endives.

Mais voilà qu’à mon arrivée, la cage était ouverte et il n’y avait plus de Jeannette qui vive.

Je pris mon courage à deux mains pour marcher cinq mètres plus loin et vomir mon repas là où personne ne le remarquerait.

  • Quelle bande de sauvages, me disais-je ! Ils m’ont fait tranquillement manger mon lapin sans un mot, sans une épitaphe, sans au moins présenter d’excuses ou invoquer l’erreur de clapier.

Il m’a fallu des mois, voire des années pour comprendre que ma grand-mère, qui avait vécu deux guerres mondiales, abattu et mangé tout ce qui était mangeable et cherché chaque jour de quoi se sustenter le lendemain, elle et ma mère, (mon grand-père était prisonnier en Allemagne) n’aurait pour rien au monde laissé un lapin de deux kilos mourir de vieillesse et d’obésité sous mes caresses passionnées.

C’était d’ailleurs la dernière « tueuse » de la famille. Aucun autre membre n’avait le cran d’égorger ou de décapiter un animal et tout élevage s’est arrêté chez nous quand elle est tombée trop malade pour poursuivre son office.

Quant à moi cela fait un demi-siècle que je ne mange plus de lapin.

Et que je me pose des questions sur ma relation avec les animaux et ma vie de carnivore.

Suzie

A Lorquin, ils m’ont tout de suite donné une chambre individuelle avec douche, armoire, téléviseur, fenêtre oscillo-battante et, à l’exception des parfums, rasoirs et briquets qu’il fallait déposer et réclamer chez les infirmiers, chacun restait maître de ses biens et la bibliothèque, accessible jour et nuit, était particulièrement riche. J’y ai lu des recueils d’anciens contes de la Moselle, un ouvrage merveilleusement illustré sur l’œuvre de Chagall maître verrier, « Le travail fantôme » d’Ivan Illich, et j’ai commencé « Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur », d’Edgar Morin.

Autour de moi, une espèce de tableau de Jérôme Bosch animé défilait : un gaillard perpétuellement en boxer et se frappant la poitrine, une avocate récitant en latin des morceaux de Droit Romain, une grunge avec son smartphone débitant du rap à tue-tête du matin jusqu’au soir, un jeune homme qui, la bave aux dents, faisait crisser ses baskets sur le carrelage à chaque déplacement et bien d’autres apôtres du même tonneau.

Et puis il y avait Suzie. Ah Suzie ! Elle devait avoir dépassé les 70 ans depuis quelques années et elle avait le bras plâtré :

  • C’est mon mec. Il m’a donné un coup de téléphone, mais trop fort et l’os n’a pas tenu.

A part cela elle m’avait pris tout de suite en affection et on ne se quittait plus. Quand elle bougeait, je bougeais, quand elle était assise je restais assis et bien souvent, en la suivant jusqu’à sa chambre je gagnais le droit à un café qu’elle fabriquait sur sa table de nuit avec une bouilloire électrique. Dieu sait depuis combien de temps Suzie était pensionnaire de ce lieu et si sa santé physique et mentale lui permettrait un jour de rentrer chez elle. Elle n’en parlait jamais faute de le savoir ou faute de le vouloir.

Je n’ai passé que cinq jours dans cette institution, mais avant que je ne m’en aille, elle a filé dans sa chambre et ramené un Teddy Bear qu’elle m’a mis dans les mains :

  • Tiens ! C’est pour ton fils ! Tu lui diras que c’est de la part de Suzie.

L’ourson est toujours sur son lit un an plus tard et, comme j’avais eu la bonne idée de noter son numéro de portable, je prends de ses nouvelles de temps en temps.

Je lui manque, paraît-il.

C’est quand-même un drôle de truc, la vie !