Grand Maître de l’Epépineuse

Beaucoup croient à tort que je n’ai jamais accompli de tâches prestigieuses ni accompli de missions prodigieuses ici-bas.

C’est sans doute lié à mon excessive modestie qui m’a joué bien d’autres tours pendables dont je préfère ne pas faire mention ici pour ne pas avoir l’air de me plaindre tout le temps du peu de reconnaissance que l’on m’accorde.

C’est ainsi que, durant toute mon enfance, j’ai été Grand Maître de l’Epépineuse familiale, sorte d’animal de fonte à manivelle et à vis sans fin capable d’engloutir groseilles, fraises et cassis pour en pisser le jus à gauche et en chier par derrière les peaux, les queues, les mouches et les pépins.

Une fois accomplie cette brutale digestion, il fallait peser le jus et le sucre, les verser dans une grande marmite de cuivre et remuer le mélange sur le feu à l’aide d’une longue spatule de bois qu’il n’était pas interdit de lécher de temps à autre pour déterminer à quel moment le liquide avait passé la frontière cruciale du cru et du cuit, à quel instant le jus sucré, vivant et éphémère, devenait un sirop mort, durable et aseptisé.

Je me souviens aussi qu’il fallait écumer sans relâche, ajouter au bon moment le jus d’un citron, finir la cuisson à feu très doux et ranger en file indienne sur une table des bocaux qui venaient d’être lavés et où les sirops rouges, violets ou verts allaient être versés à la louche avant d’être couverts, encore chauds, de feuilles de mica maintenues par des élastiques.

Les jours de confitures, il y avait -cela va de soi – la cueillette des fruits le matin, leur rinçage, leur séchage, le tri pour éliminer les impuretés (baies pourries, fourmis, pucerons), puis la torpeur de l’après-midi où on lavait les bocaux vides remisés dans la cave, puis le souper, puis le broyage, la cuisson, le moulage parfois jusque tard dans la soirée, selon la quantité de matière première disponible.

Il y avait ces senteurs indicibles de masse végétale crue entassée dans un seau, sous l’anus de fonte de l’épépineuse, l’odeur fraîche de jus de fruit giclant de son flanc, nos vêtements de travail irrémédiablement mouchetés de pigments végétaux, les effluves de confiture chaude, la dextérité de ma grand-mère à régler le débit du butagaz, les hannetons vrombissant autour des néons, la fierté de regarder l’enfilade des pots du jour, fruits de la terre et du travail des hommes. Alors et enfin, pour se rafraîchir – et se récompenser – on raclait la marmite de cuivre à la cuillère à soupe et moi, encore persuadé que ces moments dureraient toujours, je m’enfonçais tout puissant, le devoir accompli, dans la prairie où les hérissons cherchaient des insectes à bâfrer et où, au sommet de quelques brins d’herbe, quelques lucioles éclairaient le concert assourdissant des sauterelles.

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