Jeannette

C’était une de ces lumineuses matinées dominicales d’octobre où l’on se croit encore en été, mais où le feuillage des arbres clame que, pourtant, ce sera bientôt Noël.

Le menu familial du jour promettait d’être succulent : petites pommes de terre rissolées, laitue aux tomates et échalotes, et lapin aux pruneaux, le tout arrosé de triple Piedboeuf brune (à laquelle j’avais droit les dimanches et jours fériés).

Aucune ombre dans le ciel : les vacances de Toussaint approchaient et l’on faucherait le pré pour la dernière fois très bientôt.

Après le repas, j’entrepris de faire le tour de mes propriétés : mes catacombes à bourdons, mon rouleau fétiche et, en remontant vers la cabane des cages à lapins, je cueillais ce que je trouvais de meilleur pour ma mascotte, ma Jeannette adorée : chicorées, carottes, fanes d’endives.

Mais voilà qu’à mon arrivée, la cage était ouverte et il n’y avait plus de Jeannette qui vive.

Je pris mon courage à deux mains pour marcher cinq mètres plus loin et vomir mon repas là où personne ne le remarquerait.

  • Quelle bande de sauvages, me disais-je ! Ils m’ont fait tranquillement manger mon lapin sans un mot, sans une épitaphe, sans au moins présenter d’excuses ou invoquer l’erreur de clapier.

Il m’a fallu des mois, voire des années pour comprendre que ma grand-mère, qui avait vécu deux guerres mondiales, abattu et mangé tout ce qui était mangeable et cherché chaque jour de quoi se sustenter le lendemain, elle et ma mère, (mon grand-père était prisonnier en Allemagne) n’aurait pour rien au monde laissé un lapin de deux kilos mourir de vieillesse et d’obésité sous mes caresses passionnées.

C’était d’ailleurs la dernière « tueuse » de la famille. Aucun autre membre n’avait le cran d’égorger ou de décapiter un animal et tout élevage s’est arrêté chez nous quand elle est tombée trop malade pour poursuivre son office.

Quant à moi cela fait un demi-siècle que je ne mange plus de lapin.

Et que je me pose des questions sur ma relation avec les animaux et ma vie de carnivore.

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