A petits pas …

A petits pas comptés je parcours mon enfance : mon premier cartable en skai verni de couleur jaune vif, l’odeur de soupe au cerfeuil des couloirs de l’école (j’ai toujours détesté le cerfeuil), ma première ligne de « a » dans un cahier gris quadrillé de lignes rouges, mon caractère timide, voire farouche, qui me poussait à passer mes récréations dans un coin, terrorisé par les cris et les courses folles de mes petits camarades, ma terreur de la cuti qui revenait chaque année et dont l’odeur d’éther me faisait défaillir.

Je vivais de sourdes peurs et d’Ovomaltine chaud, de vents d’équinoxe qui faisaient claquer les volets et siffler les vieux châssis de bois, de manque de frères et sœurs qui, sans doute, m’auraient rendu plus fort et moins mélancolique, à moins que la mélancolie ne soit un trait majeur de mon caractère qu’aucune présence, aucun ajout à ma vie n’auraient pu corriger.

J’étais trop maigre à l’époque (les temps ont bien changé) et le docteur m’avait prescrit des fortifiants au goût écœurant de banane et j’y repense à chaque fois (rare) que je mange un de ces fruits. Les hivers où il neigeait (presque tous à l’époque) je dévalais les sentiers en luge avec délectation, rentrais affamé, le visage rougi de froid, et ma grand-mère étalait une bonne couche de beurre de cacao sur mes lèvres gercées où je passais la langue dès qu’elle avait le dos tourné.

Il y avait la radio à la maison, mais pas encore de télé et je lisais des livres d’images, collé au poêle à charbon qu’il fallait recharger plusieurs fois par jour et où sifflait toute la journée une bouilloire dont l’eau servait à se laver, à faire la vaisselle et à préparer du café qu’on mêlait de chicorée Pacha pour ménager nos cœurs fragiles (du moins était-ce la théorie officielle de la maison où la modération était le crédo principal).

Les soirs (assez fréquents finalement) où il y avait des pannes de courant, on me laissait allumer des quinquets à pétrole et, fasciné, je regardais les flammes trembloter sur leurs mèches derrière leurs globes de verre translucide, les ombres dansaient sur les murs, l’époque de mes arrière-grands-parents reprenait possession de l’espace tandis qu’une forte odeur de pétrole lampant saturait l’atmosphère. 

L’été, j’aidais à écosser des fèves, à couper des haricots en deux, à dénoyauter des prunes et des reines-claudes que ma grand-mère allait stériliser dans une grande marmite en zinc où était planté un thermomètre dont les chiffres rouges grimpaient lentement tandis que l’eau se mettait à frémir dans un bruit assourdissant et que Luc Varenne criait depuis sa moto son admiration extatique pour Eddy qui venait à nouveau d’attaquer.

A petits pas nostalgiques, je parcours mon enfance qui a passé trop vite et dont la fin progressive m’a plongé dans des abîmes de perplexité dont je ne suis plus jamais vraiment remonté, comme s’il aurait fallu qu’elle dure à jamais, berce mon esprit d’une torpeur que je ne retrouve que certains matins, en toute fin de sommeil, quand je ne distingue pas encore l’hier de l’aujourd’hui, les paillettes du passé des feux éteints du présent, les tartines de choco fait maison du café trop fort et des factures qui vont arriver.

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