Il s’est levé très tôt un matin d’hiver, calme, déterminé, a avalé un grand café noir et deux Fentanyl pour être bien, puis il a décroché son bébé du mur, une Winchester semi-automatique de calibre 12/89 qu’il a achetée en soldes chez Walmart à 899 dollars l’an dernier. Il l’a chargée calmement, glissé quelques balles en poche pour le cas où et s’est mis en route sans faire de bruit.
C’est l’heure où les métros rendent de longs jets de quidams qui partent au boulot. Il se glisse dans la foule, conscient qu’il va bientôt rentrer dans l’Histoire des Etats-Unis, que ce soir il ne sera plus cet inconnu insignifiant qu’il a toujours été. Il savoure l’air glacé, puis il sort son flingue du long manteau qu’il a enfilé, caresse la culasse un instant et se met à tirer devant lui sans même prendre la peine d’épauler, sans s’arrêter de marcher. Une fois, deux, fois, trois fois, tant qu’il y a de l’acier et des balles à canarder. Il se sent tout puissant, il se sent Dieu qui donne et reprend la vie. Surtout qui la reprend.
La foule n’est plus qu’un cri, une fuite éperdue. Il apprendra plus tard, un peu déçu qu’une victime ne soit pas de lui, que beaucoup se sont jetés sur la chaussée et qu’une femme a été happée par un bus et écrasée sur le bitume comme une mouche. Quand tout est consommé, qu’il est enfin plaqué au sol par deux hommes plus courageux que les autres ou qui ont senti que son chargeur était vide, il ressent l’espace d’un moment un sentiment martial, enivrant, une sorte de devoir et de destin accomplis, mais aussi une revanche tardive sur les enfants qui, trente ans plus tôt, se moquaient de ses bras maigres et de son long nez. Il espère que, par hasard, il aura au moins buté l’un d’entre eux, mais il ne se berce guère d’illusions : la ville est gigantesque et cette probabilité reste minime.
Bientôt, c’est un concert de voitures de police, d’ambulances et de flashs qui crépitent. On lui a passé les menottes et dès midi on verra des photos de lui dans les journaux online et les infos du soir le montreront montant menotté, entre deux policiers, dans un combi qui filera toutes sirènes hurlantes vers le commissariat le plus proche. Sa femme dira aux journalistes de Fox qu’elle ne l’a même pas entendu sortir, que c’était un garçon timide et serviable, que rien ne laissait présager …
Dès le lendemain, comme à chaque fois que ça arrive, les ventes d’armes exploseront dans la ville :
- Oui celui-là est bien, il tire trois coups à la fois, ne s’enraie jamais et c’est américain. Je vous mets deux boîtes de balles. La deuxième est gratuite.
Lui sera d’abord conduit à l’asile psychiatrique où il tournera en rond quelques mois parmi les schizophrènes, les border line, les autistes, les cocaïnomanes repentants et les alcooliques en momentanée rémission, puis, quand on saura qu’il était sous influence au moment des faits, on le transférera en prison pour y attendre son procès.
Ce sera l’automne et, au jury, il jurera ne se souvenir de rien, avoir pris par erreur ces satanés médocs qui lui ont fait perdre la tête, regretter pour les familles des victimes, mais à chaque fois, c’est sous serment qu’il mentira comme le lui rappellera le procureur les poings crispés et les sourcils froncés.
Dans sa cellule, pendant vingt ans, il tournera en rond, se convertira à quelque chose, donnera quelques interviews, relira les coupures de presse que sa femme et son avocat lui avaient apportées au début, et surtout, il méritera, vu son comportement exemplaire, de travailler à la cuisine et de faire du sport dans la cour entourée de barbelés.
Il s’appelle Steve Banks, mais tout le monde l’a déjà oublié, sauf les familles qui regrettent que dans leur Etat, la peine de mort ne soit plus appliquée, mais de toute manière, ça ne leur rendrait pas les proches qu’ils ont perdus par un matin glacial de janvier.
Il reçoit encore régulièrement des courriers d’admirateurs, surtout d’admiratrices qui aiment les durs.
Il les jette, horrifié, dans les chiottes de sa cellule et il prie Dieu de leur pardonner.
Sa femme s’est remariée, son père – qui le battait- est mort l’an dernier et chaque année, pour Noël, sa mère lui envoie une carte postale où elle n’écrit rien parce qu’elle n’a jamais rien eu à lui dire.
Le liseron a envahi les clôtures de sa prison et ses trompettes rosâtres lui jouent un drôle d’air à chaque printemps, qu’il s’efforce de ne pas écouter.
Il a arrêté de fumer et l’a écrit à sa sœur qui l’a félicité.
Globalement il progresse et n’a plus que douze ans à tirer s’il continue à bien se comporter.