Vagues

D’abord, il m’a fallu apprendre la concision. Rien n’est plus malaisé et cruel pour un bavard congénital que de sabrer dans les mots inutiles, d’effacer les phrases grandiloquentes, de ne garder que le noyau du fruit.

Il a aussi fallu que j’apprenne la précision. Rien n’est plus fastidieux que de déplacer des virgules, de remplacer un terme mal embouché par un autre plus pertinent, de scinder des blocs informes en paragraphes qui se suffisent et annoncent les suivants.

Et puis j’ai dû apprendre la modestie, accepter que tous ces écrits épars seront oubliés tôt ou tard, peut-être aussitôt lus, que la plupart de mes semblables ont bien d’autres choses à faire que de brouter mes élucubrations, que beaucoup d’autres avant moi ont écrit des choses beaucoup plus dignes d’être relues que les miennes, que le semeur n’est qu’un sot s’il se prend pour le moissonneur.

Enfin, j’ai dû apprendre la dérision. Qu’importent mes vers ou mes proses alors que dans des millions de maisons, de trains, de métros, de bateaux et d’avions, des milliards de mes semblables s’aiment, se parlent, inventent, se tuent, se curent le nez ou luttent pour manger trop peu chaque jour ?

Il me manque encore la passion, celle de mes vingt ans où tout était possible et rien n’était faisable, où les amis comptaient plus que la famille elle-même, où chaque gare avait un goût inoubliable, une odeur d’espérance, de bières fraîches et de cafés moulus.

J’écope à la cuillère les regrets qui m’assaillent, le remords vif de n’avoir pas assez vécu, et de mots supprimés en points de suspension virés, je ris de tant de soins alors même que ma vie n’a été qu’un brouillon, mais mes yeux brillent encore des lueurs verdâtres des vagues qui, ici et là-bas, sont tant de fois venues mourir à mes pieds.

Et qui m’appellent encore, et me parlent, et me pelotent l’âme tout doucement.

Quand l’averse a cessé

Quand l’averse a cessé, je me trouvais bien loin de la ville, en plein champ, cerné d’ivraie et d’ives jaunes au ras du sol.

J’aurais pu me presser de rentrer, changer de vêtements, me refaire la raie au milieu, mais j’ai préféré compter mes pas, lentement, et les battements irréguliers de mon cœur.

J’aurais pu chantonner aussi ou repenser à ma journée au demeurant vide de toute action digne de mention, mais j’ai préféré garder le silence et caresser l’étrangeté d’être là, avec toute mon Histoire derrière moi et ces quelques années devant moi dont il faudra bien faire quelque chose.

Je ne me suis jamais attaché aux choses, et aux maisons moins que toutes autres. L’idée de rejoindre celle que j’occupe m’est aussi étrangère que celle de prendre la mer sans savoir vers quel port déployer mes voiles.

Je suis chez moi partout et nulle part, je suis moi et personne ; aucune destination ne m’attire plus qu’une autre.

C’est embêtant à la fin.

Seuls les mots qui se bousculent dans ma tête jusqu’à ce que j’y mette de l’ordre sont ma patrie, mon havre, mon repaire. A moins qu’il ne s’agisse de l’antre de quelque bête sauvage, de quelque ogre du sens, de la musique qu’il faut mettre dans les phrases pour qu’elles ensorcellent et, comme l’ivresse, laissent pour ultime cadeau un léger mal de tête et une grande soif d’eau fraîche.

J’ai ainsi été traversé de mille livres que je n’ai jamais écrits, sans doute par paresse ou crucifié par l’intuition que ce se sont que des objets de plus que beaucoup achètent sans les lire et que plus encore lisent sans chercher à les comprendre vraiment.

Du reste, à qui bon tenter de comprendre les autres quand on a tant de mal à se comprendre soi-même ?

Mais voilà que la nuit tombe et je suis toujours au bord de mon champ où quelques coquelicots se dodelinent dans la brise qui se lève et il faudra bien bouger enfin, se sustenter, écrire un peu, puis dormir et accueillir les rêves comme autant de présents hors du temps.

C’est ainsi que je vieillis peu à peu, incapable d’autre chose que de proférer des mots ou de les coucher sur le lit insignifiant du papier.

On ne change plus à mon âge.

On ne change plus.

C’est embêtant.

Jam

Un ange passe. Une colombe à bec de gaz qui crachote une flamme bleue. Surnage mon esquif sur les flots éplorés – rien qu’un baril de rires nervuré de verts les apaiserait ! – ; les cieux touchent la terre à l’endroit précis où mon éveil s’est estompé ! Il est temps d’écrire absolument n’importe quoi à personne, ce qui naît dans les doigts, comme un jam interminable de jazz, un scat infini où les sons l’emportent à jamais sur le sens, où les sens se suffisent, où l’essence de l’être ne consiste plus à communiquer des choses belles ou laides qui mettent larme à l’œil ou l’arme au poing, mais à se diluer comme une goutte d’encre mauve dans un lac gigantesque. J’ai toujours aimé l’encre mauve. Il n’y a plus de lecture qui vaille de l’autre côté du texte, presque plus d’autre auteur que les doigts qui glissent sur le clavier sans savoir exactement ce qu’ils fabriquent, où ils vont, sans mémoire des peaux ou des cordes qu’ils ont touchées un jour. Ne surtout plus aller quelque part où l’âme serait incarcérée, désincarcérer le corps après l’accident et l’ausculter, décider s’il respire encore et quelle musique étrange produisent ses expirations désincarnées. Ce sont les mots qui appellent les mots, pas les idées. Et les images aussi, bien-sûr, et les sons et les odeurs. Fuir l’inspiration comme la peste, se moquer éperdument de passer pour un joyeux drille, un pisse-vinaigre, un mari-couche-toi-là, un pissenlit en graines sur lequel l’enfant souffle en pouffant ou un rameau gelé sous la bise noire de janvier. Ce mois-là, du reste, c’est la canicule à Montevideo sur le Río de la Plata à l’étiage et toutes nos images d’Epinal sont aussi relatives que le temps et l’espace eux-mêmes. Lécher une glace au moka et voir instantanément les longues enfilades d’arabicas sur les plateaux de Sidamo et les cabosses de cacao empilées sur les pirogues du Sassandra. Les avaler posément, laisser converger les mondes vers soi, regarder dans les yeux la longue enfilade des ancêtres jusqu’à la nuit des temps où leurs regards gagnent en vacuité et perdent en acuité. A quoi bon tant de savoirs du reste si à la fin il ne demeure dans l’univers qu’un caillou stérilisé parmi des milliards d’autres et à quoi bon se croire seuls à porter la mélopée ou le sens si, à cette seconde même, à des milliards d’années-lumière, un être vivant pleure pour la première fois un semblable éteint et protège furieusement sa dépouille contre les hyènes et les helminthes ? Et que plane l’Esprit sur les eaux ! Et que plane aussi mon avion en papier de soie par-dessus les gratte-ciels de Tokyo et les pagodes de Samathi ! Qu’il ne se pose jamais ! Jamais ! Ni ici, ni là-bas et s’émiette peu à peu en plein vol comme mon âme fascinée à jamais de sa fragilité.

J’aurais voulu

J’aurais voulu courir plus vite que ton ombre, apprendre à marcher seul sur la route, manger des goémons mêlés de crevettes grises et retourner à pas comptés vers la mer, vers le liquide amniotique primordial, contempler depuis la grève les panaches des baleines, les sauts des dauphins par-dessus les vagues vertes, l’écume du soir qui vient mourir à mes pieds nus refroidis par le vent et l’eau salée que rejoindraient nos larmes.

J’aurais voulu te rendre cette joie particulière que les cahots de l’existence t’ont volée, repriser nos haillons avec du fil de soie enfilé sur des aiguilles d’os, nous raconter de vieilles histoires mastiquées par des bouches édentées depuis les brunes de la nuit du monde, depuis des bruines si fines que même les nuages paraissent lourds sous leurs yeux mi-clos.

J’aurais voulu te voir sans te regarder, comme pour préserver tes ultimes intimités, comme pour jouir de ta seule présence et retrouver les fragrances de ces temps défunts où nous n’avions pas besoin des mots, où nous nous comprenions les yeux fermés, où les bruits de la rue n’atteignaient nos oreilles que comme un murmure étranger à nos vases communicants, à nos tempes collées, à nos sommeils peuplés d’animaux disparus et de musiques déjà écrites, mais jamais encore jouées.

J’aurais voulu ramasser les débris de nos âmes à même l’éteule des moissons et les recoller avec du ciment rouge, libérer l’ortolan de son bâton de glu, châtier les cruels oiseleurs, ramasser des fagots d’aune craquant et cuire de nouveaux pains au lait de brebis dont la croûte fumante emplirait nos narines des vies éteintes et de celles à venir, raboter les rochers coupants pour protéger nos pieds fatigués, jouer de la cornemuse tout doucement au bord du loch dont aucun vent ne riderait la surface.

J’aurais voulu dépendre les portraits des ancêtres et les frotter lentement à l’huile d’amande douce pour leur rendre leur éclat, renvoyer les anges déchus à leurs fournaises, répéter ton nom et le mien aux fougères et aux aconits mauves que même les mouches n’osent pas approcher, moucher les chandelles jaunâtres de nos trop longues veilles et profiter de la senteur de la cire encore tiède et de l’obscurité enfin, revivre le spectacle bariolé de nos enfances à jamais enfuies, redire des poèmes tout bas jusqu’à ce que leurs rythmes en fassent surgir de tout neufs, de très lents et de plus beaux.

J’aurais voulu fumer la clématite et le plantain pour m’éclaircir la voix, regarder leurs fumées s’élever vers le ciel comme les fumerolles d’un volcan brusquement réveillé, goûter sur ma langue pâteuse la rosée du matin, la morsure de l’hiver, le baiser de l’été, l’ambre fondue du miel d’acacia plus liquide que le torrent qui dévale de l’adret vers le gave bouillonnant, vers le fleuve ralenti, vers l’océan jamais vraiment prisonnier de ses rivages, rendre souplesse à mes vieux muscles ankylosés et vigueur à mon esprit empoisonné par trop de remembrances de vieillards idiots.

J’aurais tant voulu goûter la rouille orange des vieux ponts dont l’odeur rappelle le sang et les terres ocres qui se réchauffent au printemps, avaler les quolibets comme autant de friandises, empiler de vieux cubes dont les faces seraient restées rugueuses et où rien n’aurait été inscrit, puis m’asseoir dessus et nous repenser à vingt ans, quand le temps encore à vivre semblait infiniment plus long que celui qui venait de s’écouler trop vite, manger du haddock au bord d’un fjord où les marins portent des chapeaux étranges et dont les joues plus rouges que des cerises mûres semblent prêtes à s’enflammer.

J’aurais tant aimé tout aimer, tout croire à jamais, tout garder au fond de moi comme un trésor, tout te partager sans avoir rien à t’écrire, tout abandonner enfin puisqu’à tout il faut finir par renoncer pour rejoindre la lumière du début et de la fin des temps.

Le mensonge

Je me demande souvent à quoi ressemblerait un monde où il serait impossible de mentir, où chacun saurait instantanément ce que son interlocuteur a dans la tête ou sur le cœur.

Et surtout ce qu’il pense de vous tandis qu’il sait parfaitement ce que vous pensez de lui.

Serait-ce un paradis ? Un enfer ?

Ce nouveau don accordé à toute l’humanité supprimerait en tout cas un tas de choses : les numéros de compte en banque, les trahisons amoureuses et amicales, les bulletins falsifiés, les amabilités proférées par pitié, les menaces sans lendemains, les orgueils enracinés dans le sable sec …

C’est une étrange boîte que la tête, dont il ne sort que ce qu’elle veut bien lâcher. Qui suis-je ? Est-ce cette part de moi que le coffret a bien voulu rendre public, tout ce qu’il y a vraiment dedans ou les deux à la fois ? Ce que les autres savent de moi, ce que je sais de moi, ce que je ne sais pas des autres et de moi ou les quatre à la fois ? Et est-ce qu’il est vraiment possible de connaître quelqu’un d’autre (ou soi-même), nos sentiments à tous, nos opinions, nos états d’esprit, nos secrets ?

Sans le mensonge par action, par omission ou par compassion, toute vie sociale serait probablement impossible. Quant à la vie intérieure, elle serait plus crue que le lard fraîchement tranché.

Soir d’été

Il n’y plus de moi qui vaille ni de toi qui tienne désormais. Il n’y a qu’eux qui passent sous nos fenêtres, aspirés par leurs vies, leurs routines, leurs éclairs de génie parfois.

Le ventilateur souffle un air lourd sur mes épaules nues. C’est l’été et l’herbe brûlée crisse sous les pas, assoiffée de pluies d’orages qui ne veulent pas venir. Tout est comme toujours et rien n’est plus vraiment comme avant excepté les étoiles qui chaque nuit, tournent illusoirement d’Est en Ouest dans un ciel encore sans lune.

J’ai bourré une vieille Dunhill de Night Cap et je laisse le latakia me picoter la langue avec la volupté de celui qui feint d’ignorer le tort que lui cause le plaisir qu’il se donne.

Je jure que, dans une prochaine vie, je tenterai d’être une personne exemplaire et raisonnable, un homme d’avenir, un modèle pour les enfants, un roc paisible que rien ne saurait ébranler.

En attendant, dans celle-ci, je vis d’expédients et d’étoiles filantes, de coups de cœur, de vagues à l’âme, de grandes hontes bues à grands traits et de victoires dérisoires bercées par le chant lancinant de Nick Cave et les rythmes langoureux de Sade.

Rien ne peut égaler ces perfections, sauf peut-être l’insomnie qu’accompagne Witch Hunt de Wayne Shorter et Water Babies de Miles Davis. Tout commence ensuite par un demi-sommeil sans rêves où je perçois encore les bruits de la maison, les cris lugubres des corneilles, les reprises des voitures après le virage, les faits du jour qui ne veulent pas se dissiper, puis seulement la véritable nuit peuplée de songes à n’en plus finir, de pressentiments, de magies étranges, de désirs inavoués, de larmes retenues entre le vin d’hier et le thé vert de demain.

J’ai fui

J’ai fui ma paresse légendaire, mes souvenirs honteux, les herbes qui rendent fous et les cruels cerbères aux portes des Enfers.

J’ai fui les rythmes démentiels, la colère, le désespoir et les fleurs carnivores qui attendaient les lambeaux épars de mon corps.

J’ai fui les gens envieux, le grésil, la boue collante et les recoins les plus sombres de mon âme.

J’ai fui l’orgueil comme l’humilité, l’excès comme le manque, les gouffres ténébreux et les cimes pelées.

J’ai fui l’amoncellement, l’insomnie, les traces de pas qui ne mènent nulle part et les chansons haineuses des soudards ivres.

J’ai fui le bruit et le silence, les fourmis ailées, l’amour fou, les drapeaux et l’indifférence.

Comme tout le monde du reste, j’ai fui les autres galaxies, les centres illusoires, le mal d’être là et les désirables fleurs blanches de la grande ciguë.

J’ai fui les complications, les hôpitaux, les effluves fétides de l’angoisse et le serpent qui sinuait vers mes pieds dans l’intention de me piquer.

J’ai fui les ovations et les huées, les huissiers, les fleurs et les crachats.

Puis, lassé de fuir, j’ai fui la fuite elle-même.

Et j’ai appris à accueillir.

Le sourire d’un enfant, la senteur des jacinthes, le regard d’un ami et mes rêves tordus les nuits de pleine lune.

Le soleil sur ma peau, la pluie sur mon visage, le goût un peu amer du thé vert et les bras qui consolent.

Les saveurs de l’asperge verte et de la seiche nappée d’huile d’olive, le bruit de la mer et l’air de la forêt.

Les livres durs qui font du bien, les jeux de mots idiots, la patience et les trêves entre belligérants.

Les photos de momies, le bon vin, les doigts du chirurgien et de somptueuses musiques que je ne connaissais pas.

J’ai appris à accueillir la Vie et ses surprises.

La Vie et ses secrets. La Vie et son adorable routine.

Je cherche

Je cherche midi à quatorze heures, le ton juste, un meilleur job, des poux sur le crâne d’un chauve, des noises à mes ennemis, le temps perdu, des aiguilles dans des bottes de foin.

Je cherche mes mots et les tiens, la petite bête qui nous pourrit la vie, la chicane, les objets obscurs du désir.

Je cherche mon chemin à tâtons, la pierre philosophale, la bagarre, des raisons d’espérer contre toute apparence, des histoires et mon salut dans la fuite.

Je cherche la femme pour comprendre l’homme, la vérité ultime, des œufs dans les nids de l’an dernier, la lumière, les difficultés et mon intérêt à la fois.

Je cherche des pommes sur le bananier, des moules dans le désert, de l’or dans le sable, du lieu commun dans la solitude, du lieu noir dans la mer, du pain d’épice dans les rayons.

Je cherche à me faire bien voir de tout le monde, à tirer mon épingle du jeu, à me donner une contenance, à passer inaperçu, à me débiner quand il faut, à manger quelques fois par semaine et à disparaître à temps.

Je cherche ta main dans le noir, mon chemin, l’ordre dans le désordre, la formule idéale de l’apéro réussi, l’ivresse sans le mal de tête, la richesse sans les voleurs, l’idéal sans l’ennui, mon bic rouge qui, depuis bien longtemps, n’a plus servi et dont l’encre doit être sèche comme une peau de lézard abandonnée au soleil de juin.

Il faut chercher sans cesse, je trouve.

Et si finalement, si je ne trouve rien, je l’aurai bien cherché.

Une histoire ordinaire

Il s’est levé très tôt un matin d’hiver, calme, déterminé, a avalé un grand café noir et deux Fentanyl pour être bien, puis il a décroché son bébé du mur, une Winchester semi-automatique de calibre 12/89 qu’il a achetée en soldes chez Walmart à 899 dollars l’an dernier. Il l’a chargée calmement, glissé quelques balles en poche pour le cas où et s’est mis en route sans faire de bruit.

C’est l’heure où les métros rendent de longs jets de quidams qui partent au boulot. Il se glisse dans la foule, conscient qu’il va bientôt rentrer dans l’Histoire des Etats-Unis, que ce soir il ne sera plus cet inconnu insignifiant qu’il a toujours été. Il savoure l’air glacé, puis il sort son flingue du long manteau qu’il a enfilé, caresse la culasse un instant et se met à tirer devant lui sans même prendre la peine d’épauler, sans s’arrêter de marcher. Une fois, deux, fois, trois fois, tant qu’il y a de l’acier et des balles à canarder. Il se sent tout puissant, il se sent Dieu qui donne et reprend la vie. Surtout qui la reprend.

La foule n’est plus qu’un cri, une fuite éperdue. Il apprendra plus tard, un peu déçu qu’une victime ne soit pas de lui, que beaucoup se sont jetés sur la chaussée et qu’une femme a été happée par un bus et écrasée sur le bitume comme une mouche. Quand tout est consommé, qu’il est enfin plaqué au sol par deux hommes plus courageux que les autres ou qui ont senti que son chargeur était vide, il ressent l’espace d’un moment un sentiment martial, enivrant, une sorte de devoir et de destin accomplis, mais aussi une revanche tardive sur les enfants qui, trente ans plus tôt, se moquaient de ses bras maigres et de son long nez. Il espère que, par hasard, il aura au moins buté l’un d’entre eux, mais il ne se berce guère d’illusions : la ville est gigantesque et cette probabilité reste minime.

Bientôt, c’est un concert de voitures de police, d’ambulances et de flashs qui crépitent. On lui a passé les menottes et dès midi on verra des photos de lui dans les journaux online et les infos du soir le montreront montant menotté, entre deux policiers, dans un combi qui filera toutes sirènes hurlantes vers le commissariat le plus proche. Sa femme dira aux journalistes de Fox qu’elle ne l’a même pas entendu sortir, que c’était un garçon timide et serviable, que rien ne laissait présager …

Dès le lendemain, comme à chaque fois que ça arrive, les ventes d’armes exploseront dans la ville :

  • Oui celui-là est bien, il tire trois coups à la fois, ne s’enraie jamais et c’est américain. Je vous mets deux boîtes de balles. La deuxième est gratuite.

Lui sera d’abord conduit à l’asile psychiatrique où il tournera en rond quelques mois parmi les schizophrènes, les border line, les autistes, les cocaïnomanes repentants et les alcooliques en momentanée rémission, puis, quand on saura qu’il était sous influence au moment des faits, on le transférera en prison pour y attendre son procès.

Ce sera l’automne et, au jury, il jurera ne se souvenir de rien, avoir pris par erreur ces satanés médocs qui lui ont fait perdre la tête, regretter pour les familles des victimes, mais à chaque fois, c’est sous serment qu’il mentira comme le lui rappellera le procureur les poings crispés et les sourcils froncés.

Dans sa cellule, pendant vingt ans, il tournera en rond, se convertira à quelque chose, donnera quelques interviews, relira les coupures de presse que sa femme et son avocat lui avaient apportées au début, et surtout, il méritera, vu son comportement exemplaire, de travailler à la cuisine et de faire du sport dans la cour entourée de barbelés.

Il s’appelle Steve Banks, mais tout le monde l’a déjà oublié, sauf les familles qui regrettent que dans leur Etat, la peine de mort ne soit plus appliquée, mais de toute manière, ça ne leur rendrait pas les proches qu’ils ont perdus par un matin glacial de janvier.

Il reçoit encore régulièrement des courriers d’admirateurs, surtout d’admiratrices qui aiment les durs.

Il les jette, horrifié, dans les chiottes de sa cellule et il prie Dieu de leur pardonner.

Sa femme s’est remariée, son père – qui le battait- est mort l’an dernier et chaque année, pour Noël, sa mère lui envoie une carte postale où elle n’écrit rien parce qu’elle n’a jamais rien eu à lui dire.

Le liseron a envahi les clôtures de sa prison et ses trompettes rosâtres lui jouent un drôle d’air à chaque printemps, qu’il s’efforce de ne pas écouter.

Il a arrêté de fumer et l’a écrit à sa sœur qui l’a félicité.

Globalement il progresse et n’a plus que douze ans à tirer s’il continue à bien se comporter.

Je n’ai jamais su

Je n’ai jamais su ce que tu savais et pourtant nous nous sommes bien connus.

Je n’ai jamais pu ce que tu pouvais et pourtant nous étions unis comme les doigts de la main.

Je n’ai jamais cru ce que tu croyais et pourtant nous mangions chaque jour le même pain et buvions le soir le même vin.

Je n’ai jamais senti complètement ce que tu ressentais et pourtant nous nous comprenions mieux que personne.

Je n’ai jamais voulu de tout mon cœur ce que tu désirais et pourtant nous avions les mêmes buts.

Je n’ai jamais pensé ce que tu pensais et pourtant, nous dormions ensemble chaque nuit que Dieu nous a offerte.

Je n’ai jamais rêvé ce que tu rêvais et pourtant nous nous tenions la main dans les rues du monde.

Je n’ai jamais vu ce que tu voyais et pourtant les mêmes objets, les mêmes êtres étaient debout sous nos yeux curieux et bienveillants.

Seuls et ensemble, arrimés au même sol, nous avons fait plusieurs fois le tour du soleil et les saisons n’avaient pas le même goût pour chacun.

Unis et solitaires, nous n’avons pas occupé la même place dans l’espace ni dans le monde.

Nous n’avons pas la même Histoire, le même sang, les mêmes états d’âmes face aux événements.

Et pourtant nous avons marché sur la même route, aimé les mêmes personnes que nous connaissions à peine, regardé ensemble les mêmes films, les mêmes couchers de soleil.

C’est une étrange chose que la vie où, même accompagnés, même amoureux, nous restons seuls dans notre moi aux frontières ineffables et infranchissables.

Je suis une partie de nous, mais avant tout je suis moi qui te cherche et bien souvent ne te trouve pas. C’est une étrange chose que la vie.