L’insoutenable absence du merle

J’ai trop saoulé d’ivrognes déjà trop cuits, trop marché sans savoir où j’allais, trop écouté la mer dans des coquillages ébréchés, trop vendu de bijoux à des gens insolvables, trop séché de larmes inconsolables, trop affûté de couteaux qui n’ont jamais tranché.

Il faut beaucoup de courage pour vieillir, pour s’accepter ce que l’on devient avec l’haleine et le pas plus courts, beaucoup d’espoir pour vivre dans ce monde qui dérive comme une barque dont un farceur cruel a défait les amarres et scié les chaînes de l’ancre, beaucoup d’efforts pour se souvenir de tous les noms et de tous les visages.

Ce matin, la ruelle où je vis est déserte et on y voit virevolter des feuilles brunes et jaunes d’un automne tiède et tardif. Cela fait plusieurs années que je n’ai plus vu de rouges-gorges, de merles ou de moineaux au jardin. C’est inquiétant. On dirait que la nature de mon enfance s’est altérée, qu’un compte à rebours s’est enclenché, que c’est le commencement d’un aller simple auquel il n’y aura pas de retour.

Mon thé refroidit dans sa tasse. Il est venu du bout du monde en cargo. Les frontières de nos plaisirs se sont évanouies dans l’immédiateté de la satisfaction et il n’y a plus de chanteurs de rue, de rémouleurs ou de marchandes de marrons chauds. Tout se passe comme si, en une seule existence pas encore achevée, j’avais vécu plusieurs vies, plusieurs tranches d’Histoire distinctes et superposées. Les corneilles graillent dans le sapin. Le marchand de sable est retourné se coucher.

Comme chaque jour j’attends que tu rentres, je guette tes pas dans l’escalier, me récite ta voix par cœur, aspire à ton gazouillis, hume par avance ton odeur et sens déjà sur ma peau tes mains interminables qui se posent.

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